Le prieuré Notre-Dame de Longpont
XXXIII. Hugues de Crécy, moine clunisien
Dans cette chronique, trente-troisième volet de la série des textes qui présentent l'histoire du prieuré Notre-Dame de Longpont « e cclesia sancte Marie de Longo Ponte », nous évoquons les évènements survenus au cours du XIIe siècle, autour de la famille de Montlhéry. Il s'agit de la page d'histoire tirée de l' Histoire de l'Ordre de Cluny depuis la fondation de l'abbaye jusqu'à la mort de Pierre-le-Vénérable par J.-Henri Pignot (1). Au chapitre IV, le médiéviste traite le « développement de l'Ordre Saints religieux à Cluny » et énumèrent les évêques, abbés et seigneurs retirés à Cluny. En ce qui nous concerne, c'est la prise d'habits d' Hugues de Crécy. Les évènements se passèrent sous les règnes de Louis VI le Gros et de son fils Louis VII le Jeune, sous les abbatiats de Pons de Mergueil (1109-1122) et de son successeur Pierre le Vénérable (1122-1157) [cf. chronique V. L'abbé Pierre de Cluny].
Dans une de ses notes, l'auteur nous présente la famille de Montlhéry : « Guy de Rochefort [Guy-le-Rouge ou Guy-le-Roux, sénéchal de France] était second fils de Guy 1er dit Troussel (sic), seigneur de Montlhéry, qui avait fondé le prieuré de Longpont - Guy II, fils de Milon de Montlhéry dit le Grand était petit-fils de Guy 1er et d'Hodierne, dame de la Ferté-Alais et de Gometz ». Le lecteur avisé rectifiera les erreurs. Hugues de Crécy était le fils cadet de Guy le Rouge, issu du second lit avec Adélaïde (ou Elisabeth) de Crécy, veuve de Bouchard de Corbeil.
C.Julien __Juin 2014
L'ordre cluniste
Plusieurs grandes abbayes soumises devaient aux Clunistes leur prospérité matérielle et une régularité exemplaire. Ce fut le cas du prieuré de Longpont, qui, bien souvent aux XIIe et XIIIe siècles, fut associé au prieuré parisien de Saint-Martin-des-Champs (cf. chronique ). Ces deux couvents eurent en commun le même prieur.
Selon Pierre-le-Vénérable il n'existait pas de monastère dans lequel les coutumes clunisiennes fussent plus exactement observées et les religieux de Cluny reçus avec plus d'affection. Placé, ajoute Pierre le Vénérable, au milieu d'un peuple perverti par le schisme en face de princes violents et corrompus il n'avait pas été atteint par les vices et brillait comme un flambeau. Plusieurs exemples peuvent être explicités. À Saint-Martin-de-Pontoise, Guillaume de Mello gouverna pendant quinze ans avec distinction le couvent avant d'être appelé à Vézelay où il avait été élevé dans sa jeunesse. Pierre-le-Vénérable céda aux instances d'Odon, évêque de Beauvais, afin de gouverner Saint-Lucien de cette ville. Pierre qu'il délia de toute obéissance envers lui tant qu il resterait abbé à Saint-Pierre-le-Vif de Sens. Gérard introduisit les coutumes clunisiennes et obtint d'Eugène III une bulle qui le félicitait lui et ses frères et qui les absolvait de l'autorité de Cluny. Saint Martin de Pontoise avait été soumis à saint Hugues par son premier abbé Gauthier d'Ainville qui fatigué des ennuis de son administration s était retiré à Cluny en 1072. Tescelin de Béréglise d'Orny ayant été élu comme successeur de Guillaume de Mello sans l'avis de l'abbé de Cluny Alexandra III n'en confirma pas moins son élection et exempta l'abbaye de sa sujétion envers Cluny
Macaire, prieur de Longpont
Nous retrouvons une fois de plus l'action de Cluny au berceau de l'ordre bénédictin en France c'est-à-dire dans l'abbaye de Fleury-sur-Loire En 1129, Thomas Tressent, abbé de Morigny, au diocèse de Sens, ayant donné sa démission à la suite d'une suspension prononcée contre lui par Henri Sanglier son archevêque, Louis VII députa Natalis, abbé de Rebais, Alvise évêque d'Arras et le théologien Hugues de Saint-Victor auprès des moines afin de les diriger dans le choix d un abbé. Les religieux malgré la répugnance pour un ordre qui contraignait leur liberté élurent Macaire prieur de Longpont, au diocèse de Paris, neveu d Albéric, cardinal évêque d'Ostie à qui le roi portait une grande estime.
Trois députés envoyés par Louis à Rome pour traiter différentes affaires vinrent à Cluny demander de sa part à Pierre-le-Vénérable de délier Macaire de son obéissance envers lui et de lui permettre d'accepter cette nouvelle dignité. Mais l'abbé de Morigny était un homme doué de qualités trop éminentes pour rester longtemps dans cette obscure position. Quatre ans plus tard, les deux Clunistes Albéric d'Ostie et Ymar de Tusculum, envoyés par Lucius II, l'un en France, l'autre en Angleterre, avec les fonctions de légat s arrêtèrent dans l'abbaye de Fleury-sur-Loire et la trouvant dans un état voisin de la misère déposèrent l'abbé Aymar et le remplacèrent par celui de Morigny. Digne représentant de l'ordre auquel il appartenait Macaire fut un des supérieurs bénédictins les plus remarquables de ce temps . ll mit en vigueur à Fleury les coutumes clunisiennes et rétablit l'ordre dans l'administration des propriétés.
Homme savant et zélé pour les études littéraires, il fit adopter par le chapitre général un statut qui imposait aux prieurés dépendant de l'abbaye une redevance annuelle pour l'augmentation et l'entretien de la bibliothèque. On lui attribue un des plus anciens glossaires gréco-latins qui nous soient parvenus. Mais tout cela n'était rien en comparaison de son inépuisable charité. Durant cette longue famine de sept années dont nous avons parlé, on le vit nourrir aux portes du monastère cinq cents, six cents quelquefois sept cents pauvres par jour. Il vendit afin de subvenir à ces aumônes un crucifix d'argent du poids de quarante marcs et d'autres objets précieux. Il fut le père des religieuses de Saint-Remi, au diocèse de Chartres, et en leur cédant moyennant une faible redevance des terres et différents revenus, il les sauva de la misère et reconstitua leur communauté ( Chronicon Morignacense dans Duchesne, Hist. Fr. script., t. IV, p. 385 – Gall. Christ. t. VIII, p. 1557 – Hist. Litt. de Fr. t. XIII, p. 315.).
La retraite clunisienne
Le respect porté à la puissance de Cluny était plus considérable peut être à l'étranger qu'en France. Ses abbayes et ses prieurés passaient pour des foyers de lumières et de bonnes œuvres ses religieux pour les messagers de la civilisation. L'Angleterre, l'Espagne, la Palestine avaient les yeux tournés sur ce grand flambeau de l'Occident et cherchaient à s'éclairer à ses clartés. Cluny était avec Rome un des centres du monde chrétien . En 1135, mourut après un long règne Henri 1er, roi d'Angleterre. Tout mauvais prince qu'il avait été, il fut regretté par les moines. Les bienfaits dont il combla les monastères de la Grande-Bretagne, de Normandie, de France n'excusaient pas ses fautes mais semblaient en être une expiation méritoire.
Le monastère de Cluny disait Pierre-le-Vénérable en jetant vers le milieu de sa carrière un regard de complaisance sur la grande institution confiée à sa garde « est connu dans tout l'univers par sa piété, sa discipline, le nombre de ses religieux. Il est le refuge commun des pécheurs ». Une multitude innombrable d'hommes, rejetant de leurs épaules les lourds fardeaux du monde, ont plié la tête sous le joug plus léger du Christ. Des personnes de tout état et de tout rang y sont venues échanger le faste et le luxe du siècle contre la vie humble et pauvre des moines. Les pères vénérables des Églises eux-mêmes fuyant les ennuis des affaires ecclésiastiques ont préféré vivre en paix à Cluny et y obéir plutôt que de commander ailleurs.
Ainsi, en 1141, Hugues de la Ferté-Alais, archevêque de Tours, étant tombé malade à la Charité et se croyant sur le point de mourir prononça des vœux et prit l'habit. Peu de temps après, il revint en santé et le pape ordonna à Hugues de rentrer dans son diocèse et ce prélat qui était un actif propagateur de l'institut monastique le dirigea pendant encore quatorze ans porta jusqu à sa mort l'habit bénédictin et observa les préceptes de la règle.
Indépendamment de ces évêques à qui leur caractère ou leur âge commandait le repos, Pierre offrait un asile à ceux que des contrariétés obligeaient à résigner leurs fonctions. Hugues, archevêque de Vienne, fut accusé dans un synode tenu à Belley d'avoir vendu des églises, commis des actes d'impureté et « quitta le siècle ».
L'abbé de Cluny ne réussissait pas toujours à vaincre de plus fermes déterminations. En 1145, Natalis, abbé de Rebais-en-Brie, chancelier de Louis VII qui jouissait en France d'une grande considération se présenta un jour à Cluny en revenant de Rome et annonça l'intention d'abdiquer sa dignité et de vivre comme simple moine. Pierre-le-Vénérable chercha pendant longtemps à l'en dissuader. Il employa les exhortations des anciens du monastère mais le trouvant inébranlable dans sa résolution, il finit par demander à Innocent II la permission de l'admettre parmi ses religieux. Une fois Natalis placé sous son obéissance, il ne le laissa pas se confiner dans la retraite, il lui confia presque sans interruption des missions à Rome et ailleurs dans l'intérêt de l'Église et de l'ordre de Cluny.
Il usa de la même prudence vis-à-vis des laïques Il ne pouvait insister sur les avantages de la vie monastique qu'auprès de ceux avec qui il était lié d'amitié dont la piété lui était connue et qui semblaient préparés d'avance à cette vocation exceptionnelle. Tel ce seigneur nommé Dulcien, qu'il traite de « très cher et très intime ami ». Tel Etienne, seigneur du Châtel, tel ce chevalier nommé Hugues Catula qui avait fait serment de prendre l'habit. Un de ces exemples remarquables de retraite fut celui d'Eustache III comte de Boulogne époux de Marie, fille de Malcolm III roi d'Écosse, frère de Godefroy de Bouillon, beau frère de Henri II d'Anglelerre et fondateur du prieuré de Rumilly-en-Boulonnais. Il prit part à la première croisade revint en France et après la mort de Baudouin, son frère, fut mis sur les rangs pour lui succéder au trône de Jérusalem. Il se hâta de partir pour 1a Terre Sainte, mais arrivé en Calabre, il reprit le chemin de la France et comme il était veuf depuis quelques années, il fit profession dans le prieuré de Rumilly. Pierre le Vénérable composa en son honneur une épitaphe héroïque. Tel, en 1132, Guichard III baron de Beaujeu, qui, atteint d'une grave maladie quelque temps après la visite d'Innocent II dans son château, se fit moine à Cluny.
Hugues de Crécy
De toutes ces conversions, celle du sire de Crécy, offre l'exemple le plus frappant de l'empire qu exerçaient les idées religieuses sur les passions violentes et sur une conscience troublée. Aucun seigneur ne personnifia mieux dans la première partie de sa vie ce qu on pourrait appeler la férocité féodale et n'employa dans la seconde une énergie plus persévérante pour expier le mal qu il avait commis. Il appartenait à une turbulente famille qui possédait au midi de la Seine dans le domaine royal les forteresses de Châteaufort et de Montlhéry. Cette dernière renommée par l'épaisseur de ses murailles et par la hauteur de ses tours dominait de vastes terres qui ne comprenaient pas moins de trois cents paroisses et cent trente fiefs. Elle interceptait la route entre Paris et Orléans, elle était le foyer de toutes les cabales qui se formaient contre l'autorité royale l'asile de tous les rebelles.
Le roi Philippe 1er se concilia cette famille redoutée en mariant son fils Philippe de Mantes encore enfant avec Élisabeth, fille de Guy II dit Troussel, qui lui céda en dot le château de Montlhéry et reçut du roi en échange la terre de Mehun-sur-Loire. Il rendit à l'oncle de ce seigneur Guy de Rochefort, dit le Roux, homme habile, vieux guerrier qui était revenu de Jérusalem comblé de gloire et de richesses, la charge de sénéchal qu il avait remplie avant son départ et il fiança son second fils Louis le Gros avec Lucienne, fille de Guy, qui n'était pas encore nubile. Pendant trois ans le vieux Guy de Rochefort et Hugues de Crécy, son fils, se montrèrent les défenseurs de Philippe 1er et de son fils qui plaçaient en eux une confiance sans bornes et se reposaient sur leur dévouement du soin de maintenir les châtelains voisins dans le devoir. Mais ces dispositions changèrent lorsque le mariage projeté entre Lucienne et le jeune prince fut rompu au concile de Troyes en 1107 pour cause de parenté. Elle se maria avec Guichard de Beaujeu. Guy en conçut un dépit qu'il avait peine à dissimuler et qui ne fit qu'augmenter quand Anselme de Garlande lui eut enlevé la charge de sénéchal.
Louis le Gros ayant attaqué le château de Gournay-sur-Marne que les Garlande réclamaient comme un patrimoine de leur famille et dont le châtelain Hugues de Pomponne avait été dépossédé par Hugues de Crécy celui-ci accourut à la défense des assiégés avec des parents des amis des seigneurs parmi lesquels figurait Thibaut comte de Champagne. Le roi leur offrit une bataille en règle les dispersa et se rendit maître de la forteresse qu'il remit entre les mains des Garlande. La rancune et la honte s'emparèrent du cœur de Guy le Roux et de Hugues de Crécy. Ils semèrent sur les terres royales les rapines et l'incendie Hugues n'épargnant pas même son propre frère Eudes, comte de Corbeil, [demi-frère] qui avait refusé de marcher avec lui le surprit à la chasse et l'enferma chargé de fers dans le château de la Ferté-Baudouin d'où Louis le Gros eut grande peine à le délivrer avec Anselme de Garlande, son sénéchal, qui avait été fait prisonnier dans un premier assaut.
Plan de l'ancien château de Montlhéry.
La tragique fin de Milon de Bray (1118)
L'assassinat de Milon de Bray, fils cadet de Milon le Grand a été narré par de nombreux auteurs dont les sources sont d'une part la charte LXXXIV du prieuré N.-D. de Longpont et la Chronique de Morigny. Ici, nous en donnons la version de J.-Henri Pignot.
Bertrade de Montfort, épouse adultère de Philippe 1er, avait vu avec jalousie Louis le Gros, fils de Berthe de Flandre monter sur le trône au préjudice de Philippe de Mantes son propre fils. Femme d'un caractère artificieux et dominateur elle espérait que si Louis venait à périr Philippe lui succèderait qu'elle et sa famille élèveraient la tête jusqu'au trône. Fatiguée d'attendre, elle engagea le jeune Philippe à se révolter contre son frère. Elle attira dans cette ligue Foulques d'Anjou, son fils du premier lit, Amaury de Montfort, son frère, Hugues de Crécy et d'autres mécontents. Le roi, ayant sommé inutilement Philippe de comparaître devant sa cour, marcha contre le château de Mantes, pénétra dans le centre de la place, mit le siège au pied du donjon, s'en rendit maître au bout de quelques jours et enleva à Guy le Roux la Ferté-Baudouin. Bertrade et Amaury craignant le même sort pour la seigneurie de Montlhéry en donnèrent l'investiture à Hugues de Crécy en le mariant avec la fille de ce dernier. Ils espéraient, par là, enfermer étroitement le roi dans ses domaines et lui interdire de ce côté les chemins de l'Orléanais, tandis que les châteaux de Guy de Rochefort et d'Amaury qui s étendaient jusqu'à la Normandie, tandis que le site de Montmorency qui dominait au-delà de Saint-Denis avec ses alliés les sires de Beaumont-sur-Oise et de Mouchy-le-Châtel lui ôtaient tous les moyens de s'écarter à l'ouest au nord et de se rendre même à Dreux.
Dès que Hugues eut pris possession de Montlhéry le roi se hâta de l'attaquer. Après des assauts infructueux, il eut recours à l'artifice. « Milon, seigneur de Bray-sur-Seine et vicomte de Troyes frère de Guy Troussel bien conseillé, dit Suger, se présente au camp réclame la possession de la seigneurie en vertu de ses droits héréditaires se jette aux pieds du monarque le supplie humblement de la lui rendre et se déclare son serf. Le roi fait assembler les habitants de Montlhéry leur présente Milon comme leur seigneur. Effrayés du caractère tyrannique et cruel de Hugues, ils accueillent cette proposition avec une aussi grande joie que s'il leur eût fait descendre du ciel la lune et les étoiles. Ils signifient aussitôt à Hugues de se retirer devant leur légitime seigneur le menacent de la mort s'il tarde un instant et le mettent à la porte avec ses équipages » [Suger, Vie de Louis le Gros , trad. Guizot, Mém. sur l'Hist. de Fr. t. VIII, p. 21, 39, 50, 70. – Huguenin, Suger et la Monarchie française , in 8°, p. 42].
À partir de ce moment, la fureur de Hugues ne connut plus de bornes. Louis le Gros, héritier d'une puissance affaiblie par la paresse et la vie crapuleuse de son père, était sans cesse en guerre avec les barons du duché de France, qui du haut de leurs donjons, s'élançaient comme des oiseaux de proie pour répandre le pillage et la violence. Il passa une partie de son règne à réduire les comtes de Chaumont, les seigneurs de Montlhéry, de Montfort l'Amaury, de Coucy, de Montmorency, du Puiset. Il s'était emparé avec l'aide de Thibaut, comte de Champagne du château du Puiset situé sur les confins de la Beauce, du pays Chartrain et de l'Orléanais dont le seigneur Hugues Lebeau ravageait les terres royales, celles de Chartres appartenant à Thibaut et les domaines ecclésiastiques de la province. Le roi ayant voulu détruire cette forteresse et le comte la garder une rupture éclata entre eux. Thibaut obtint l'assistance de son oncle maternel Henri 1er, roi d'Angleterre, qui venait d'avoir avec Louis le Gros une querelle au sujet du château de Gisors-sur-Epte, aux confins du Vexin français et du Vexin normand. Il entraîna dans une ligue les seigneurs de Dammartin, de Montjai, de Rochefort, de Crécy. Il y attira par l'appât d'un mariage incestueux avec sa sœur quoiqu'il fût déjà marié, ce même Milon de Bray à qui Louis avait donné la seigneurie de Montlhéry et bientôt la France fut en feu.
L'âme de cette ligue, s'il en faut croire la Chronique de Morigny, était l'audacieux sire de Crécy. Il dépassait tous les autres barons par la violence de ses conseils et par le nombre de ses crimes. Aussi prompt à exécuter ses projets qu à les concevoir, il avait hâte d'accumuler forfaits sur forfaits. Il soufflait comme un ministre du démon l'esprit de vengeance aux ennemis du roi. Il opprimait les pauvres et mettait à mort les laboureurs pour s'emparer de leurs biens. Ce n'était de tous côtés que meurtres et dévastations. Le trône ébranlé chancela un instant sur sa base, Hugues n'était pas moins animé contre Milon de Bray, son cousin, qui lui avait enlevé Montlhéry, mais il dissimula sa haine en attendant que l'occasion se présentât de la satisfaire. Un jour, il le surprit près des tours de Châteaufort et s'empara de lui. Il le promena chargé de chaînes de prison en prison pour le forcer à lui abandonner Montlhéry. Mais bientôt, il se trouva embarrassé de sa capture. Ne voulant pas le mettre en liberté de peur de l'avoir pour ennemi et ne pouvant le garder plus longtemps, il l'étrangla pendant la nuit dans la grosse tour de Châteaufort et le jeta par une fenêtre afin que l'on crût qu il s'était tué lui-même en cherchant à s'échapper. Il fit emporter le corps à la hâte dans le prieuré clunisien de Sainte-Marie de Longpont, au diocèse de Paris, fondé par Guy Troussel (sic) son aïeul. Mais le crime avait été bientôt découvert et les habitants du voisinage s'étaient assemblés en versant des larmes et en poussant des cris de vengeance. Le roi accourut avec son armée et après avoir assisté à l'ensevelissement de Milon, s'empara du château de Gometz dans lequel le sire de Crécy s'était retranché. Le meurtrier poursuivi par la malédiction universelle abandonné de ceux même qu'il regardait comme ses plus fermes défenseurs trahissant par la pâleur de son visage et par ses lèvres tremblantes le trouble de sa conscience ne pensa point à se défendre (2). Louis le condamna à se justifier par le duel et lui assigna pour champ clos la cour d'Amaury de Montfort. Mais, Hugues se voyant sans amis même dans sa propre famille n'eut pas le courage d'affronter cette épreuve. Il se jeta aux pieds du roi en demandant pardon, abandonna ses biens à la couronne et obtint sa grâce en promettant d'entrer dans l'ordre de Cluny pour faire pénitence. [ Chronicon Morignacense dans Duchesne Hist. Fr. script. t. IV, p. 365 - Art de vérifier les dates , t. II, p. 660. – Huguenin, Suger et la Monarchie française , p. 55 et 49].
Le pénitent clunisien
Hugues de Crécy, cet homme violent, devint sous la bure un moine exemplaire. Il mérita de Pierre-le-Vénérable le titre de « très cher frère et d'intime ami ». Il sut gagner l'affection de Mathieu d'Albano, ancien prieur de Saint-Martin-des-Champs, l'estime du pieux Guigues, prieur des Chartreux et de saint Bernard. Il avait été un artisan de discordes. Pierre en fit un instrument de paix.
L'abbé de Cluny chargea Hugues dans ses prieurés du nord de la France et auprès de Suger des missions les plus importantes et les plus délicates. Il lui confia les fonctions de chambrier qui l'obligeaient à s occuper des affaires du dehors et dans lesquelles il déploya une activité sans bornes. Hugues de Crécy figure comme chambrier dans quelques chartes de Cluny dont l'une contenant un accord avec Guillaume comte de Mâcon est de l'an 1136 environ. [ Petri Venerabilis, De Miraculis , liv. II, ch. XVII. - Lettre de Guigues parmi les lettres de Pierre-le-Vénérable, liv. I, ép. 25 dans Bibl. Clun. – S. Bernardi, epist. ad Petrum Vener ., Bibl. Cl., p. 776].
Vers 1130, le prieur de la Grande Chartreuse, le cinquième depuis sa fondation, était alors Guigues du Chatel, issu d'une noble famille du Dauphiné, était occupé de former la bibliothèque de sa communauté. Ayant établi d'étroites relations avec les clunisiens, il y eut des échanges de manuscrits avec Pierre-le-Vénérable. Guigues s'intitulait « le serviteur et le fils du seigneur et père le très révéré abbé de Cluny, l'inutile serviteur des pauvres Chartreux ». En 1132, Guigues présentait ses salutations aux pères et seigneurs de Cluny et à Pierre, secrétaire de la communauté en particulier. Il réclamait leurs prières, il compatissait avec douleur aux infirmités dont était affligé le grand prieur Arbert, ancien et familier ami des Chartreux. Il remerciait Pierre le Vénérable de la visite que le prieur claustral et Hugues de Crécy, chambrier, leur avaient faite récemment . À partir de cette époque l'abbé de Cluny touché de ses supplications ne lui donna plus que le nom de prieur.
Louis VII, après la disgrâce d'Étienne de Garlande, avait confié les sceaux à Simon, neveu de Suger, auquel succéda Algrin, archidiacre d'Orléans. Cet homme d'habitudes séculières, à la fois insinuant et altier, mêlé comme autrefois Étienne au commandement des armées s'occupait avec ardeur d'augmenter ses richesses et de s'élever au premier rang. Le roi qui de son côté cherchait les occasions de procurer à ses parents et à ses amis quelques uns des bénéfices attachés au temporel des églises dans le domaine de la couronne et qui en avait comblé en particulier son frère Henri, éprouva des difficultés de la part de l'ambitieux sénéchal. Cette résistance en devenant de plus en plus absolue accrut l'irritation du monarque. Il fit entendre des menaces contre Algrin, il le dépouilla de sa charge, il le déclara ennemi de la cour et commença contre ses biens et ses hommes une guerre à outrance. La colère du jeune prince qui sacrifiait parfois la justice à ses volontés, pouvait avoir de terribles effets. L abbé de Saint-Denis après avoir tenté inutilement de le fléchir jugea nécessaire de s'adjoindre un certain nombre de médiateurs à la tête desquels il appela saint Bernard et Pierre-le-Vénérable. Ce dernier, ne pouvant se rendre en personne à l'invitation de Suger, députa auprès de lui Hugues de Crécy . L'ancien seigneur si tristement célèbre se présenta à la cour avec l'habit monastique. Il prit place à côté de saint Bernard et du premier ministre, il déploya pour le rétablissement d'une paix difficile l'activité dont il s était servi autrefois pour susciter la guerre. La paix fut signée entre Louis et Algrin au château de Crépy-en-Vermandois et l'ancien sénéchal renonçant à ses projets ambitieux se contenta de partager avec Garlande la dignité d'archidiacre dans l'Église de Paris et resta fidèle au monarque. Ceci se passait en l'an 1139.
Les moines de Cluny (miniature du XVe).
Les dernières missions d'Hugues
En 1141, Pierre de la Châtre reçu des mains du pape Innocient II une dignité de clerc dans l'Église de Bourges bien que le roi Louis VII avait un autre candidat nommé Cadure qui reçu l'office de chancelier de la couronne. Poursuivi par les gens du roi, le clerc trouva refuge sur les terres de Thibaud le Grand, comte de Champagne qui était en mauvaise intelligence avec le roi. Malgré l'intervention pontificale, celle de Suger et la protection du comte, Louis se décida à braver les foudres de l'Église. L'abbé de Cluny, de son côté, côté adressa quelques paroles à Innocent II pour le disposer à l'indulgence en faveur du roi égaré par l'inexpérience et la fougue de la jeunesse : « C'est en faveur du seigneur roi de France que je viens supplier votre bonté apostolique non seulement parce qu'il est le chef puissant d'un peuple chrétien mais encore parce qu'il est l'œuvre de vos mains que c'est vous qui l'avez élevé à la dignité souveraine qui lui avez donné l'onction de vos mains sacrées et qui avez fait de lui un roi plus puissant que ses pères. Je viens vous supplier si sa jeunesse l'entraîne à des actions imprudentes d'avoir égard à son âge et de couvrir ses fautes du voile du pardon. Un dissentiment a éclaté entre lui et l'archevêque de Bourges, c'est là à mon avis une chose très grave et il est à craindre que cet acte ne soit suivi de conséquences encore pires. Que l'Esprit de conseil qui ne cesse d'assister par vous son Église… ». Ces craintes de l'abbé de Cluny furent bientôt justifiées. Le roi et son cousin Raoul se jetant sur les terres du comte de Champagne y portèrent le meurtre et la dévastation. Louis prit d'assaut le bourg de Vitry et ordonna d'y mettre le feu… Trois cents personnes réfugiées dans l'église y trouvèrent la mort.
Pendant que les abbés Suger et saint Bernard travaillaient à une réconciliation, Pierre le Vénérable envoya à la cour de France afin d'apporter aussi des exhortations à Louis VII. Hugues de Crécy, un de ses religieux clunisien , reçu avec respect par le roi et par son ministre Louis consentit à éloigner de la cour Raoul l'implacable ennemi du comte de Champagne. On déposa les armes mais ce ne fut pas pour longtemps. Thibaud convaincu qu'il ne maintiendrait sa position vis-à-vis du roi qu'en s'entourant d'alliances puissantes.
En 1143, Pierre-le-Vénérable confia à Hugues de Crécy une semblable mission afin d'amener la paix entre le roi et Thibaut, comte de Champagne. Un traité fut conclu et la signature apposée par Hugues durant son séjour à Paris à côté de celles du roi de la reine et du premier ministre au bas d'un acte de donation en faveur de Saint-Martin-des-Champs indique avec quelle déférence fut traité le représentant du monastère de Cluny. Il se montra si digne de sa vie nouvelle que l'abbé de Saint-Denis ne voulut pas consigner dans ses écrits l'histoire des crimes qui avaient souillé la première partie de sa carrière. [Huguenin, p. 256. – D. Bouquet, t. XVI, p. 6. – Duchesne, Hist. Fr. script. t. VI, p. 367].
Il mourut en 1145, à la même époque que le grand prieur Arbert durant cette épidémie qui décima la communauté et emporta quelques uns de ses membres les plus distingués. Pierre le Vénérable le pleura avec douleur et lui paya un juste tribut de reconnaissance dans une lettre adressée aux religieux de Saint-Martin-des-Champs à qui Hugues avait rendu de nombreux services (chronique à venir).
La lettre de Pierre-le-Vénérable
« J'avais l'intention de vous faire part des calamités qui nous frappent et principalement de la mort de notre cher frère et fils Hugues afin de vous prévenir ainsi par ma lettre de vous prévenir par mes plaintes de vous prévenir par mes larmes vous m'avez prévenu vous-mêmes par vos lettres et par vos plaintes, mais vous ne m'avez pas prévenu par vos larmes. Vous l'avez pleuré après sa mort mais moi qui l'ai vu s affaiblir de plus en plus je l'ai pleuré lorsqu'il était encore vivant. Je n'ai pu vous écrire le premier parce que les affaires qui m'accablent et qui tourmentent ma vie ne me l'ont pas permis jusqu ici. Je vous écris aujourd'hui et quoique absent je pleure avec vous le trépas d'un frère d'un fils d'un ami qui nous fut également cher. Je succombe sous un poids de douleur tellement lourd qu'un chameau ne pourrait le porter sur ses hautes et robustes épaules. Et pour parler d'abord de ce qui me concerne quel homme depuis vingt ans et plus a supporté avec une égale patience une égale fidélité une égale persévérance les fardeaux que je lui ai imposés et qu'il a acceptés avec soumission dans l'intérêt de Dieu et de nos frères. Quel homme a consumé l'intérêt de Dieu et de nos frères ? Quel homme a consumé davantage ses forces dans une pareille tâche et dans le concours dévoué qu'il m'a prêté ? En ce qui vous concerne vous-mêmes quel homme a témoigné à votre communauté autant d'affection de respect et a davantage invité les autres à l'aimer à l'honorer à la défendre ? Ces services que je me contente de rappeler brièvement et dont le récit demanderait un moment plus favorable et d'autres loisirs doivent nous engager à ne pas oublier maintenant qu'il est mort, ce frère, ce fils, cet ami incomparable et chéri entre tous. Montrons lui surtout maintenant tout l'amour que nous avons éprouvé pour lui. Pleurons sa mort avec une pieuse compassion. Faisons cortège à son âme avec des larmes et des prières répandues secrètement devant Dieu, offrons à son intention le sacrifice de la messe. Faites cela pour lui, faites le aussi pour notre prieur et pour tous les saints religieux qui sont décédés dernièrement parmi nous et dont la mémoire bénie j'en ai l'assurance ne périra pas devant Dieu mais vivra durant l'éternité. Au lieu de verser devant les hommes des larmes inutiles et arrachées par une douleur immodérée, répandons-nous devant Dieu en gémissements et en prières pour leur salut. Je salue votre sainte communauté qui est agréable à Dieu qui est pour nous un sujet de joie et qui avec l'aide du Tout Puissant s'avance de plus en plus dans le bien ».
Le nom du sire de Crécy ne figure pas dans cette lettre. Pierre-le-Vénérable ne l'emploie qu'une seule fois dans quelques lignes adressées à Suger en lui annonçant qu'il députe auprès de lui cet ancien seigneur pour recevoir ses ordres et s'acquitter d'une mission confidentielle (Bibl. Clun. P. 959). Mais tout fait présumer qu'elle le concerne ainsi que l'avait déjà pressenti M. Huguenin dans l'ouvrage que nous avons cité. Il s'agit effectivement dans cette lettre à Odon d'un homme que Pierre-le-Vénérable avait presque constamment employé aux affaires extérieures de l'ordre de Cluny et telle fut nous le savons l'occupation principale du sire de Crécy lorsqu il eut pris l'habit religieux. Il s'agit d un ami dévoué du prieuré de Saint-Martin-des-Champs et nous voyons Hugues de Crécy figurer dans un acte important qui concerne ce prieuré. L'ancien prieur Mathieu d'Albano au moment de sa mort en 1139 prie les frères qui l'assistent d'adresser ses adieux à l'abbé de Cluny, au prieur, au sous-prieur, à Hugues chambrier, à Arbert sacristain. ( De Miraculis , liv. II, ch. XVII). Or, dans une charte de 1136, nous voyons Arbert, prieur de Cluny, Hugues de Crécy chambrier, Jarenton aumônier (Chartes et Diplômes). Dans une lettre adressée à Aton, évêque de Troyes (liv. 1, ép. 22) et qui prend place vers les années 1144 ou 1145, Pierre-le-Vénérable annonce qu'il lui envoie le frère Hugues, chambrier, pour lui faire connaître sa réponse à des lettres qu'il avait reçues précédemment de lui. Or, en 1145, cet évêque donne à Cluny une prébende dans son Église par une charte dans laquelle après sa signature et celle de Thibaud, abbé de Sainte-Colombe-de-Sens, on voit les suivantes : sig. Guillermi de S. Martino, sig. Errardi de S. Lupo et Hugonis de Cresciaco, abbatum . Cette leçon est évidemment inexacte nous pensons qu'il y a interposition de mots et qu'il faut placer le mot abbatum après le nom d'Errard et avant celui de Hugues de Crécy ; il n'existait pas d'abbaye du nom de Crécy (Bibl. Clun., notœ, p. 104). Revenons à la lettre de Pierre-le-Vénérable à Odon. Pierre y rappelle que les services rendus par Hugues à l'ordre de Cluny datent de plus de vingt ans or c'est en 1118 que Hugues de Crécy prit l'habit et en 1145 qu'il mourut.
Il est probable que Pierre ne lui accorda pas immédiatement sa confiance. Le laps de temps signalé par lui concorde donc parfaitement avec ces deux dates. Enfin les témoignages d'affection, d'estime et de regrets qu'il prodigue à la mémoire de Hugues ne sont en quelque sorte que le développement de cet autre témoignage qu'il avait rendu autrefois à Hugues de Crécy dans sa lettre à Suger : « Mittimus dilectioni vestrœ charissimum fratrem nostrum et intimum amicum domnum Hugonem de Cresceio ». Sa lettre aux religieux de Saint-Martin-des-Champs est donc vraisemblablement une page de plus à ajouter à l'histoire du sire de Crécy. Remarquons en terminant qu il ne faut pas confondre ce dernier avec Hugues de Cressey, seigneur anglo-normand, qui signe à la charte par laquelle Henri 1er, roi d Angleterre, confirme à Cluny la donation du manoir de Ledcumb (Bibl. Clun., p. 1399).
À suivre…
Notes
(1) J.-Henri Pignot, Histoire de l'Ordre de Cluny depuis la fondation de l'abbaye jusqu'à la mort de Pierre-le-Vénérable - 909-1157 , t. III (Libr. M. Dejussieu, Autun, 1868).
(2) Dans la charte LXXXIII du prieuré de Longpont relative à la controverse entre les moines de Longpont et Hugues de Crécy au sujet de la dîme de Mondeville, Hugues est surnommé « Hugonem de Castro Forti, cognomento Cadaver », cadavre à cause de sa maigreur.