Le prieuré Notre-Dame de LongpontV. L'abbé Pierre de Cluny |
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Chronique du Vieux Marcoussy --Marcoussis--------------- --_-------------------------------------Mars 2010 C. Julien
Cette chronique est la seconde écrite à l'occasion de l'anniversaire de l'abbaye de Cluny (Saône-et-Loire) qui fut fondée voilà onze siècles. Cette fois nous relatons une charte du milieu du XIIe siècle donnée au prieuré de Longpont par l'abbé Pierre le Vénérable, chef de la congrégation de Cluny, parfois nommé Pierre 1er de Cluny qui porta la grande abbaye au sommet de sa gloire. Nous nous proposons de montrer qu'il y avait entre Cluny, l'abbaye-mère, et Longpont tous les degrés de l'échelle hiérarchique, bien que le prieuré ait été placé sous le plus grand des patronages, sous le vocable de la Vierge , mère de Dieu. Notons que dans les textes anciens on écrivait « Clugni » ou « Cluni ». Voici ce qu'écrivait le pape Urbain II en 1098 : « Cluniacensis congregatio, divina charismate caeteris imbula plenius, ut alter sol enitet in terris… », c'est-à-dire la congrégation de Cluny, prévenue entre toutes les autres faveurs divines, brille sur la terre comme un autre soleil…
Longpont filiale de l'ordre clunisien Depuis sa fondation, Cluny a été dirigé par des abbés remarquables qui, par la durée de leur abbatiat et grâce à leur action, ont permis au monastère bourguignon d'être la maison-mère d'une immense et puissante congrégation traversant une double crise morale et financière. Nous savons que le prieuré Sainte-Marie de Longpont fut créé au temps de l'abbé Hugues de Semur, devenu saint Hugues, qui accepta l'implantation de Cluny en terre capétienne. La charte No.3374 de l'abbaye de Cluny, de 1061, porte le titre « Charta qua Gaufridus, Parisiensis episcopus, ecclesiam beatæ Mariæ in burgo Longo Ponte sitam et a Guidone milite fundatam, traduit monachis ibi Dea servituris, sub districtione regulari abbatis Cluniacensis. In nomine Domini, etc. » (1). On notera que Longpont n'est pas nommé en tant que « villa » mais est qualifié de « burgo », c'est-à-dire un village où il y a une église. Saint Hugues mourut le 28 avril 1109 après avoir été abbé pendant soixante ans. Pendant cette période, outre la province de France, l'ordre de Cluny se propagea de l'Angleterre à la Pologne et de l'Allemagne à l'Espagne. Son successeur, le septième abbé, est Pons de Melgueil, issu de la haute noblesse du Languedoc (2). Rompant avec le neutralité traditionnelle de l'ordre clunisien, il prit le parti du Saint-Siège dans la querelle des Investitures (3). Suite à un conflit avec les moines qui refusaient les réformes engagées par l'abbé, celui-ci fut déposé ou démissionné en 1122. Hugues II, ancien prieur claustral de Marcigny, élu en avril, meurt au bout de trois mois, le 9 juillet de la même année. Son successeur, Pierre Maurice de Montboissier, dit Pierre le Vénérable, est élu abbé le 22 août 1122, il reçoit la bénédiction abbatiale d'Anséri, archevêque de Besançon. Les historiens considèrent l'abbatiat de Pierre le Vénérable comme une période de redressement après celui de Pons, synonyme de décadence (4). Pour revenir encore une fois à la fondation du prieuré Sainte-Marie de Longpont, analysons les évènements survenus depuis 1060 (5). Le roi Henri 1er, fils de Robert II le Pieux - le second capétien qui était venu à Longpont poser la première pierre de l'église Sainte-Marie, meurt le 4 août 1060 après un règne de vingt-neuf ans. Il laisse un fils âgé de neuf ans, Philippe 1er monter sur le trône de France sous la régence de son oncle le comte Baudouin V de Flandre (mari d'Adèle de France), assisté de Gervais de Belleme, archevêque de Reims. L'abbé de Cluny trouva l'occasion de jouer un rôle diplomatique entre l'Empereur, le comte de Flandre et les capétiens. Voyageant en Île-de-France, il accepta l'offre du seigneur de Montlhéry, l'un des grands officiers royaux : Longpont fut fondé en 1061. Plus tard, Hugues de Semur fut en relation étroite avec le roi Philippe 1er qui avait été presque convaincu de finir ses jours à Cluny pour effacer sa vie dissolue. Le roi se défila au dernier moment et fonda le prieuré de Saint-Martin-des-Champs en compensation (6). Notons ici, un détail important que nous pouvons relever dans le Dictionnaire historique, tome III (1779) par Pierre Hurtaud « Guy et Hodierne fondèrent, au bas de leur château, à la distance d'une demi-lieue, vers l'orient d'été, le Prieuré de Longpont ». C'est-à-dire que les seigneurs de Montlhéry découvraient tous les jours le clocher de Longpont, vers l'orient, en direction de la Palestine , direction symbolique, s'il en est, de la Terre Sainte que Milon 1er et ses parents allaient délivrer trente-cinq ans plus tard. Enfin, sans revenir à la question précédence, précisons qu'en vertu du privilège général de Cluny et de ses filiales, la plupart des affaires de contentieux furent portées au jugement du Grand Conseil du roi .
Pierre le Vénérable Pierre, né en 1092 ou 1094, était le fils de Maurice de Montboissier et de Raingarde, issu d'une vieille famille auvergnate. À l'âge de trente ans, il fut le neuvième abbé de Cluny de 1122 à 1156. Deux de ses frères restèrent à l'état laïque, les quatre autres furent ecclésiastiques. Pons fut prieur de Saint-Michel de la Cluse , puis abbé de Vézelay en 1138, Armand le suivit à Cluny où il exerça les fonctions de prieur en 1149 avant de devenir abbé de Manglieu, Jourdain fut abbé de la Chaise-Dieu en 1146, Heraclius fut chanoine à Lyon puis archevêque de cette ville en 1153. Pierre le Vénérable fut élevé au grand prieuré clunisien de Sauxillanges, moine à seize ans. Envoyé à Vézelay il occupa les fonctions d'écolâtre et de prieur claustral avant de devenir prieur de Domène en Dauphiné vers 1120. Il s'imposa à tous « Domino et patri suo Petro venerabili Cluniacensium abbati », il fut l'homme de la modération et de la sagesse dont Cluny avait besoin. Au XIIe siècle, l'abbé de Cluny distingue bien l'acte de « latrie » pour le Christ et l'acte de « dulie » pour Marie (7) . La doctrine mariale de Cluny est traditionnelle par l'action mystérieuse et extraordinaire de l'Esprit-Saint dans la Vierge Marie. Dans les Statuts monastiques , Pierre le Vénérable dédie à Marie la chapelle utilisée par les malades du monastère, il répand l'usage de chanter le Salve Regina et introduit chaque jour, une messe en l'honneur de Marie . Pierre justifie ces prescriptions par deux raisons principales : il est nécessaire que la Vierge reçoive l'honneur spécial qui après Dieu, lui est du et la Vierge aide ses serviteurs (8) . De ce point de vue, l'église de Longpont se trouve au centre des préoccupations de Cluny. Le 2 avril 1125, le pape Honorius II confirme tous les privilèges faits à l'abbaye de Cluny par ses prédécesseurs « Privilegium Honorii papæ II, quo confirmat omnia privilegia a prædecessoribus suis monasterio Cluniacensi concessa… ». La même confirmation des privilèges et du temporel reçu par Cluny est donnée le 22 mai 1444 par le pape Lucius II. Puis, le 15 février 1146, le pape Eugène III « Eugenii papæ III » réitère les mêmes termes envers les Clunisiens. L'année suivante, le 2 juin 1147, le pape promulgue une bulle envers Eudes, prieur de Saint-Martin-des-Champs « Epistola Eugenii papæ III , ad Odenem, priorem sancti Martini de Campis qua mandat ei se suscipere protectionem prioratus ejus ». Dès son élection le pape Anastase IV confirme les biens de l'abbaye de Cluny et de ses dépendances. Par les lettres du 1er mai 1154, il prie l'abbé Pierre de rappeler les prieurs commendataires « ut revocet commendationes seu donationes quorumdam prioratum » à qui certains prieurés avaient été confiés et de rendre aux frères qui délibèreront sur une personne en assemblée. Tous les papes donnèrent leur protection avec maintien de l'immunité et de l'exemption. Plus tard, dans un diplôme du 18 janvier 1256, le pape Alexandre IV consolide le pouvoir de Cluny en exigeant l'obéissance des moines à la maison-mère : « Privilegium Alexandri papæ IV, quod omnes priores et manachi Cluniacensis ordinis promittant obedientiam soli abbati Cluniacensis ». Nous n'invoquerons pas l'œuvre immense de Pierre le Vénérable. Esprit ouvert, il noua des liens d'amitié avec saint Bernard, Suger, Abélard, Pierre de Celle et biens d'autres érudits de son siècle. L'abbé de Cluny s'interrogea sur les causes de l'opposition entre Clunisiens et Cisterciens, il en déduit que le conflit porte sur des questions purement monastiques. Selon lui, certains religieux n'acceptent pas que la règle de saint Benoît soit interprétée différemment, ce à quoi il répond que « tant que l'on ne s'attaque pas aux commandements mêmes de saint Benoît, les interprétations qui en sont tirées, tant qu'elles ont pour but le salut de l'âme et qu'elles respectent l'intérêt supérieur de la charité, ne devraient pas poser problème ». Ce fut Pierre le Vénérable qui accueillit à Cluny le philosophe Abélard après la condamnation par saint Bernard des idées de ce dernier. Mort le jour de Noël 1156, Pierre le Vénérable eut pour successeurs : en 1157, Robert de Flandre ou le Gros, démissionné avant sa consécration, puis décédé et en 1158, Hugues III de Montlhéry ou de Frazans, déposé en 1163. Bien qu'honoré comme un saint, Pierre le Vénérable ne fut jamais canonisé, Pie IX confirma, en 1862, le culte qui était dû à l'abbé de Cluny. Au cours de l'audience générale du 14 octobre 2009, le pape Benoît XVI a évoqué la figure de Pierre le Vénérable, " Ce saint abbé exemple admirable d'ascèse avec lui-même et compréhensif avec les autres " (9).
La réforme de Pierre le Vénérable Alors que l'abbaye de Cluny était entrée dans une période difficile, son abbé Pierre le Vénérable eut une idée de génie pour rétablir la situation : élaborer et publier des statuts qui donnent la règle exacte que les moines bénédictins doivent suivre au monastère et dans ses dépendances. Pierre le Vénérable réunit les principaux représentants de la congrégation le troisième dimanche de Carême de l'année 1132 pour opérer une réforme. De cette assemblée sortirent les « Statuta Congregationis Cluniasensis ». Le 28 janvier, Pierre le Vénérable obtint la sanction du pape qui les confirmait et les approuvait « Innocentis episcopus, servus servorum Sei, dilecto filio abbati Cluniacensi salutem et apostolicam benedictionem. Solet annuere sedes apostolica piis votis et honestis petentium precibus… ». Parmi les soixante-deux articles, certains révèlent la stricte observance à la Règle (silence, jeûne, aumône, port du froc), le respect de la pauvreté, une pratique religieuse soutenue, un soin constant à accorder aux malades, la discipline dans le recrutement et la formation des moines. Le prieuré de Longpont est directement concerné par la réforme, dont le ton devient impératif. Désormais, il y aura : Le prieur conventuel de Longpont se contentera de deux chevaux, il devra partager ses repas avec les frères. Le supérieur doit montrer l'exemple et s'entourer de personnes irréprochables. Ainsi du temps du prieur Landry, nous assistons à des cérémonies de legs auxquelles assistent Théodore le régisseur de Longpont, un nommé Geoffroy l'Anglais et son fils Simon qui semblent servir les moines et plusieurs autres tels Yvon ou Yvotet et son frère Jean, le boulanger Pierre, le cuisinier Roger, tous employés aux tâches du couvent. L'accueil des enfants est proscrit, la prise d'habit ne peut se faire avant vingt ans et l'ordination avant vingt-cinq ans, excepté les conversions « ad succurrendum » c'est-à-dire "par acte de charité". L'admission de novices est réservée aux prieurés conventuels pour des raisons de formation. C'est-à-dire que les novices ne pouvaient que rejoindre Notre-Dame de Longpont avant d'être envoyés dans les succursales comme Saint-Martin d'Orsay, Notre-Dame de Forges et les autres couvents du réseau régional (10). L'intérêt majeur des Statuts réside dans l'aspect économique des monastères clunisiens. La nouvelle structure introduit un contrôle sévère du spirituel et du temporel. Longpont, comme tous les autres prieurés conventuels, doit rendre compte au Chapitre général. Les revenus, les dépenses, l'état des bâtiments et de l'église, tous ces articles doivent être rapportés par le prieur. Les visiteurs signalent les défaillances et proposent des sanctions si nécessaire. À Notre-Dame de Longpont au milieu du XIIIe siècle, se pose l'un des problèmes cruciaux de Cluny : l'effectif monacal est supérieur aux ressources. Vingt-deux moines étaient arrivés en 1061 – la « parvula societas » le groupe originel, selon la légende, une estimation délicate –, on en compta trente-deux à Longpont même vers 1310 et le réseau régional abrita plus de cinquante moines à cette période (11). Un second aspect économique de la réforme, qui n'est pas des moindres, est la prévention de l'endettement excessif des couvents de l'ordre clunisien, en limitant les possibilités d'emprunter de la part des prieurs. Cette disposition explique la charte promulguée à Longpont en février 1201, sous le titre « Littere super quitatione facta ecclesie Longipontis a Salomone judeo ». Les lettres dictées par Adèle de Champagne, veuve de Louis VII le Jeune, libèrent les moines d'une dette qui avait été constituée envers les juifs de la reine-mère, Salomon et son neveu Salemin marié à Judith en utilisant les bons offices de la reine douairière de France. C'était un emprunt, semble-t-il, pour mettre en exploitation des héritages reçus dans le Gâtinais, douaire d'Adèle. L'extinction de la créance est motivée par les nouveaux statuts de Cluny. La réforme de Pierre le Vénérable institutionnalise la tenue annuelle de Diète clunisienne . Le prieur conventuel de Longpont, maison dépendant d'une façon immédiate de l'abbaye-mère, doit se rendre à Cluny le deuxième dimanche « Oculi » du Carême. Parmi les officiers claustraux proches de Pierre le Vénérable nous trouvons Pierre de Poitiers, ami fidèle et notaire chargé de la correspondance et des archives. Un autre personnage important joua un rôle essentiel dans des missions diplomatiques. Ce fut Hugues de Crécy, le fils de Guy le Rouge et petit-fils de Guy de Montlhéry et Hodierne de Gometz, celui même qui assassina son cousin Milon II de Bray. Après l'odieux meurtre, Hugues fut contraint « d'abandonner le siècle » et de prendre les habits de moines, d'abord à Saint-Denis puis au prieuré de Saint-Martin-des-Champs. A sa mort survenue en 1148, Pierre le Vénérable écrivit une longue lettre au prieur et aux moines de Saint-Martin, pour pleurer la disparition de son ami. Finalement, les « Statuts » furent promulgués le 29 octobre 1200 par l'abbé Hugues V d'Anjou, lesquels précisaient l'organisation de l' Ecclesia cluniacensis accédant au rang d'ordre « Ordis cluniacensis ».
Les trésors et les reliques de Longpont Au Moyen Âge, les reliques ont été un instrument et un enjeu de pouvoir car elles étaient sensées assurer la protection collective par leur puissance miraculeuse (12) . Les détenteurs de l'autorité publique les ont souvent utilisées pour augmenter leur prestige, voire asseoir leur légitimité. À l'exemple de Byzance, empereurs, rois et d'autres princes, sont régulièrement intervenus dans les translations et d'autres mises en valeur des reliques. La cathédrale de Chartres abrite une relique connue depuis le IXe siècle pour être le « voile de la Vierge » porté par Marie au moment de la naissance de Jésus qui aurait été offerte en 876 par le roi Charles le Chauve. Enfermée dans une châsse vers l'an mille, elle a conduit des milliers de pèlerins du monde entier vers Notre Dame de Chartres. Aujourd'hui encore, on vient vénérer la précieuse tunique qui fut, comme par un signe divin, miraculeusement épargnée par l'incendie de 1194. La similitude entre Longpont et Chartres a été souvent faite par les historiens. Au IVe siècle, se dressait à l'emplacement de la cathédrale de Chartres, une basilique dédiée à la Vierge-Marie , et les vertus miraculeuses des eaux de son puits. À la même époque, une chapelle mariale existait à Longpont près de la « Source aux moines », sanctuaire construit sur le site où la statue « Virgini parituræ » de la "Vierge qui enfantera" des druides fut trouvée. Selon Michel Réale, Saint Denis aurait laissé sur place son disciple saint Yon ou Ionas, probablement grec lui aussi, avec un morceau du voile de la Vierge qui pouvait avoir appartenu à l'évêque Polycarpe de Smyrne, disciple de saint Jean martyrisé au milieu du IIe siècle, puis à son disciple saint Irénée, devenu ensuite évêque de Lyon et martyrisé au début du IIIe siècle. Saint Yon aurait édifié un sanctuaire sur la butte de Longpont et y aurait déposé le morceau de voile de la Vierge. Puis il poursuivit l'évangélisation de la vallée de l'Orge, et aurait été décapité vers l'an 290 par les Romains dans le village auquel son nom fut donné.
De gauche à droite : Hugues de Semur et Pierre le Vénérable abbé, de Cluny.
Le morceau de voile de la Vierge donné par Saint-Denis selon la tradition locale est évoqué au cours des cérémonies lors de donations faites au prieuré. Ce sont les deux phylactères de la Vierge « phylacteriis », petits reliquaires contenant la fameuse relique. Vers 1130, les chevaliers Frédéric et Isembert firent un legs important à Sainte-Marie de Longpont (charte CLXXX). Ils étaient beaux-frères. Isembert était le fils d'Ansel d'Etampes. C'était la donation de l 'église de Saint-Denis de Boudoufle, avec l'atrium, le cimetière et toutes les dîmes, à Fleury et de tous les lieux qui dépendent de l'église de Bondoufle. Frédéric vint à Longpont pour poser l'acte sur l'autel de Sainte-Marie, où étaient posés les deux phylactères de la Vierge , mère du Seigneur « et posuit donum beneficii hujus super altare sancte Marie, cum duobus phylacteriis ejusdem sancte Marie genetricis ecclesie ».
La charte de Pierre le Vénérable À l'époque où il acheva la grande réforme clunisienne, l'abbé Pierre le Vénérable adressa plusieurs chartes aux prieurs de sa congrégation. Ces actes étaient principalement des recommandations pour ne pas aliéner les biens de l'Église, héritages sacrés qui avaient été acquis par les fondations des fidèles dont les moines devaient respecter les dernières volontés. La charte VIII du cartulaire de Longpont nous donne la lettre de l'abbé Pierre le Vénérable qui ordonne la protection des biens du prieuré, terres, trésor et reliquaire. Voici le texte de la charte transcrite par Jules Marion (13) : « Ego frater Petrus, humilis Cluniacensis abbas, notum facio omnibus fratribus nostris quod fratrum nostrorum consilio ac certe utilitatis causa, in communi capitulo decrevi ut quicumque de fratribus nostris terras vendiderint, inpignoraverint aut dederint, sine nostro consensu vel jussu, excommunicationi subjaceant. Quod cum generaliter de toto corpore Cluniacensis ecclesie fecerim, nunc specialiter de ecclesia nostra Longi Pontis idem statuo, et nominatim de thesauro illius ecclesie, super quo querimonia nuper ad nos est delata, preceptum istud edico ne quis prior aliquave persona alia quicquam de eo vendere, inpignerare vel dare presumat. Quod si quis fecerit, ex parte Dei omnipotentis, et beate Marie, semper virginis, et beatorum apostolorum, Petri et Pauli, et sancti patris nostri, Benedicti, et omnium sanctorum, et ex officia nobis injuncto, anathemati et omnimode excommunicationi eum subicimus ». Nous donnons une traduction sommaire : Moi, frère Pierre, humble abbé de Cluny, nous faisons savoir à tous nos frères ceci. De l'avis de nos frères et dans l'intérêt évidemment commun, nous avons décidé lors de notre Chapitre général que si l'un d'entre nous vendrait, mettrait en gage ou donnerait des terres sans notre consentement ou notre ordre, il serait frappé d'excommunication. Parce qu'il a été fait d'une manière générale pour tout l'ensemble de la congrégation de Cluny, nous faisons aujourd'hui la même recommandation, spécifiquement pour notre couvent de Longpont, en particulier pour le trésor de cette église, au sujet duquel une plainte nous a été récemment adressée. Nous rendons cet édit pour qu'aucun prieur ni quelque aucune autre personne que ce soit n'ose rien en vendre, ni mettre en gage, ni donner. Si quelqu'un le faisait, il serait frappé d'anathème et d'excommunication plénière, de la part de Dieu tout-puissant, de Notre-Dame toujours Vierge, des saints apôtres Pierre et Paul, de notre saint père Benoît et de tous les saints. La date de publication de cette lettre est incertaine. Les dates extrêmes du priorat de Pierre le Vénérable étant 1122 et 1157, nous ne pouvons qu'établir des conjectures. Marion retient l'an 1140. Rappelons que le premier Chapitre général de Cluny réuni en 1132 avait planifié la pratique des visites régulières mais que le plan de réforme « Statuta Cluniacensi » ne fut entériné que quinze ans plus tard, en 1146-1147. L'abbé de Cluny justifie son intervention suite à une plainte « querimonia nuper ad nos est delata », à vrai dire rapportée sur un procès-verbal des visiteurs clunisiens. C'est donc à une date entre 1147 et 1157 qu'il convient de considérer. Dans ce cas la réprimande s'adresserait au prieur Pierre qui eut la responsabilité du couvent de Longpont de 1142 à 1150. L'un des objectifs de la réforme de 1132 consistait en visites d'inspection de tous les monastères. Les visiteurs établissaient des procès-verbaux qui étaient analysés lors des Chapitres généraux de Cluny, rapports dont s'inspiraient les définiteurs pour édicter les règlements à suivre. Les rapports et statuts transcrits par Dom Charvin nous donnent le ton d'un procès-verbal de visite faite à Longpont : le trésor est proprement conservé et protégé « Reliquie, calices, et alia ornementa ecclesiastica bene et decenter et munde custudiuntur », mais la toiture fait défaut sur l'église et tous les bâtiments « Ecclesia, domus et edificia dicti prioratus indigent cooperturis ». Outre l'interdiction d'aliéner le temporel du prieuré, la prescription de l'abbé de Cluny est de ne distraire aucune relique du reliquaire de Longpont sans son autorisation, sous peine d'excommunication. La remarque de l'abbé Lebeuf au milieu du XVIIIe siècle sur le peu d'importance du reliquaire de Longpont ne parait donc pas fondée puisque la charte VIII montre qu'il était déjà important au milieu du XIIe siècle. À ce propos, citons l'étude récente de Bernard Gineste : « On ne peut exclure cependant que Pierre se réfère ici à des décisions prises dès 1132 et suffisamment notoires pour être prises en compte dès avant la publication complète [des statuts] » (14). L'auteur donne l'article 44 de ces statuts tirés de la Patrologie Latine (tome 189, colonne 1038) : « Statutum est ne quis terras, vel thesauros Ecclesiarum dare, vendere, commutare, pro vadimonio alicubi, vel apud aliquem sine domni abbatis praecepto vel consilio deponere, vel impignorare audeat. Quod si fecerit, a fratrum suorum et totius Ecclesiae communione alienum se esse cognoscat. Causa instituti hujus fuit audita et cognita quorumdam priorum temeritas, qui aliquando ita fecisse probati sunt ». Dont la traduction est donnée par : Il a été statué que quiconque ne doit donner, vendre, échanger, ni déposer en gage où que ce soit ni auprès de qui que ce soit, ni les terres ni le trésor de n'importe quel couvent. Si quelqu'un le faisait, qu'il sache qu'il est exclu de ses frères et de la communion de toute l'Église. La raison de cet édit a été qu'on a entendu parler de la témérité de certains prieurs et qu'après enquête il a été prouvé qu'ils avaient bien agi de la sorte.
Le prieuré Notre-Dame de Longpont (gravure du XVIIIe siècle).
Le commerce des biens religieux et notamment celui des reliques était chose courante au Moyen Âge. Le plus célèbre achat fut conclut en 1239 entre le roi Louis IX auprès de l'empereur byzantin Baudouin II pour l'achat des reliques de la Passion , notamment la couronne d'épines du Christ . Elle est acquise pour la somme exorbitante de 135.000 livres , alors que le coût de construction de la Sainte Chapelle qui les abrita ne fut que de 40.000 livres . Rien n'est trop beau pour devenir le premier roi de la Chrétienté. Pierre le Vénérable était conscient, dès le XIIe siècle de ce cancer qui rongeait la crédibilité de l'Eglise. Dans cette charte, Pierre le Vénérable démontre qu'il ne se dissocie jamais de la communauté, il est « abbé des Clunisiens » et se montre très jaloux des intérêts de l'Ordre. Il n'agit qu'en pleine fraternité avec les moines et appuie son autorité sur le Chapitre général, faisant confiance aux visiteurs et aux définiteurs « in communi capitulo », en communion avec la Diète , dit-il . Abbé au sens de la règle de saint Benoît, Pierre est le Père des moines, il a la charge de conduire son abbaye à la gloire de Dieu.
Rome, Cluny et Longpont De part la charte de fondation de 910, toute la congrégation clunisienne était placée sous l'autorité directe et la protection du Saint-Siège. Des liens étroits entre alliés qui, le plus souvent touchaient à l'amitié, unissaient les papes et les abbés de Cluny. Dès son intronisation Honorius II renouvelle les privilèges de l'abbaye le 2 avril 1125 « Privilegium Honorii papæ II, quo confirmat omnia privilegia a prædecessoribus suis monasterio Cluniacensi concessa, etc ». La situation devint plus conflictuelle sous le pontificat d'Innocent II bien que Pierre le Vénérable lui ait apporté son soutien contre l'antipape Anaclet II, ancien moine clunisien. Chassé de Rome, Innocent II arrive à Cluny le 24 octobre 1130 où il séjourna onze jours, le temps de dédicacer la nouvelle église, la « maior ecclesia » (15). Le souverain pontife se montre très ingrat envers Cluny, n'accordant aucune confirmation générale des privilèges, seul le bref du 29 janvier 1136 permet à Pierre le Vénérable d'excommunier ceux qui ne respecteraient pas les Statuts . Les successeurs d'Innocent apportèrent leur soutien à l'abbé de Cluny « Domino et patri suo Petro venerabili Cluniacensium abbati ». D'abord Célestin II qui mourut après cinq mois, puis, Lucius II et Eugène III établirent des relations très cordiales. La confirmation des privilèges et du temporel reçu par Cluny est donnée la bulle de Lucius II le 22 mai 1444. Puis, le 15 février 1146, le pape Eugène III « Eugenii papæ III » réitère les mêmes termes envers les Clunisiens. L'année suivante, le 2 juin 1147, le pape promulgue une bulle envers Eudes, prieur de Saint-Martin-des-Champs « Epistola Eugenii papæ III , ad Odenem, priorem sancti Martini de Campis qua mandat ei se suscipere protectionem prioratus ejus ». Pierre le Vénérable visita Rome au cours de l'hiver 1145-1146, et, le 26 mars 1147, Eugène III vint à Cluny avec Albéric et Ymar, deux moines clunisiens qui avaient reçu le chapeau de cardinal. Le 21 février 1152, en s'adressant au prieur Thibaud et aux frères, le souverain pontife « Eugenius, episcopus, servus servorum Dei, dilectis filiis Teobaldo, priori monsterii beate Marie de Longo Ponte, ejusque fratibus » confirma les privilèges de Longpont et ses dépendances « presentis scripti privilegio communimus, statuentes ut quascumque possessiones ». Reprenant la charte donnée en 1150 par Thibaud, évêque de Paris, le temporel est décrit avec précision ; tous les biens du réseau régional de Longpont, prieurés secondaires, églises, cimetières et dîmes, s'étendent sur vingt-six paroisses. Dès son élection le pape Anastase IV confirme les biens de l'abbaye de Cluny et de ses dépendances. Par les lettres du 1er mai 1154, il prie l'abbé Pierre de rappeler les prieurs commendataires « ut revocet commendationes seu donationes quorumdam prioratum » à qui certains prieurés avaient été confiés et de rendre aux frères qui délibèreront sur une personne en assemblée. Tous les papes successifs donnèrent leur protection avec maintien de l'immunité et de l'exemption. Plus tard, dans un diplôme du 18 janvier 1256, le pape Alexandre IV consolide le pouvoir de Cluny et exigeant l'obéissance des moines à la maison-mère : « Privilegium Alexandri papæ IV, quod omnes priores et manachi Cluniacensis ordinis promittant obedientiam soli abbati Cluniacensis ». Ajoutons qu'à la même époque, le prieuré de Longpont reçut la protection du roi Louis VII. Pieux, moral, très croyant, il prescrivit en 1142 que la foire de Montlhéry se transporterait à Longpont pendant l'octave de la Nativité de la Vierge , du 7 au 15 septembre de chaque année (chartes III et IV). Le prieur de Longpont était alors Pierre, successeur de Macaire. Cette mesure était destinée à faire mieux connaître Longpont, à y attirer des pèlerins, et à augmenter les revenus du prieuré afin de poursuivre la construction de l'église. Louis VII fit encore une donation en 1144 en mémoire de son père Louis VI et de son grand-père Philippe 1er. C'est une autre page de l'histoire de Longpont qui viendra par la suite. À suivre…
Notes (1) A. Bernard, Recueil des chartes de l'abbaye de Cluny (Impr. Nat., Paris, 1888). (2) M. Pacaut, L'Ordre de Cluny, 909-1789 , (Fayard, Paris, 1994). (3) La querelle des Investitures est le conflit qui opposa, de 1075 à 1122, le Saint-Siège et le Saint-Empire romain germanique. L'Empereur avait investi le droit de nommer les évêques sous le prétexte qu'il confiait le temporel, ce dont les papes refusaient. (4) Raoul de Sully, moine à Cluny, son ami qui l'accompagne lors des visites des prieurés écrivit la biographe de l'abbé « Vita Petri Venerabilis » entre 1164 et 1173 sous l'abbatiat d'Etienne 1er de Boulogne. Il devint lui-même abbé de Cluny de 1173 à 1176. (5) Dans les premiers siècles, tous les actes invoquent « Sainte-Marie de Longpont », les donations étaient faites à Dieu, à la Vierge et aux moines de ce lieu « dedit Deo et sancte Marie de Longp Ponte et monachis ejusdem loci ». Ce ne sera que beaucoup plus tard, au XVIIe siècle que l'on commencera à dire « Notre-Dame de Longpont ». (6) Philippe 1er meurt le 29 juillet 1108 au château royal de Melun. Selon ses dispositions testamentaires, en raison de ses fautes, il avait refusé d'être enterré à Saint-Denis, mais avait choisi l'abbaye clunisienne de Fleury à Saint-Benoît-sur-Loire. (7) La lâtrie (du grec latria ) est un terme utilisé dans la théologie chrétienne pour signifier l'adoration de Dieu, alors que l'acte de dulie (du grec doulos , le serviteur) est réservé aux saints. Le culte d'hyperdulie est réservé à la Vierge Marie. (8) P. Cousin, La dévotion mariale chez les grands abbés de Cluny , in A Cluny, Congrès scientifique. Fêtes et cérémonies liturgiques en l'honneur des saints abbés Odon et Odilon. 9-11 Juillet 1949, Dijon 1950, pp. 210-218 (9) En 1088, les lettres pontificales accordent le rang d'évêque à l'abbé de Cluny. Depuis Odillon les abbés recevaient le pallium et depuis Pons l'anneau cardinalice . (10) L'accès au rang de moine profès par le novice se fait par deux actions : la profession et la bénédiction lors de la grand-messe célébrée par le prieur, après l'Evangile et le Crédo. La profession est lue, signée, posée sur l'autel et archivée. Le novice revêt la coule. (11) Vers 1140, Pierre le Vénérable dans la Dispositio rei familiaris cluniacensis évoque une population de trois cents moines alors que l'on ne peut en nourrir cent. (12) Le lecteur pourra consulter un excellent ouvrage sur le sujet : E. Bozoky, La Politique des reliques, de Constantin à Saint Louis (Eds. Beauchesne, Paris, 2006). (13) J. Marion, Le Cartulaire du Prieuré de Notre Dame de Longpont de l'ordre de Cluny au diocèse de Paris, XIe-XIIe siècle (A. Louis Perrin & Marinet, Lyon, 1879). (14) B. Gineste, Pierre le Vénérable, abbé de Cluny: Avertissement aux prieurs de Longpont (vers 1150) , in Corpus Étampois , http://www.corpusetampois.com, 2008). (15) Le roi Louis VI le Gros et Suger organisèrent le concile d'Etampes pour résoudre le nouveau schisme de l'Eglise romaine. Aidés par saint Bernard qui, dit on, serait venu prier la Vierge à Longpont afin qu'elle l'inspirât sur le choix du meilleur pape, les dignitaires se prononcèrent pour Innocent II. Anaclet est excommunié en octobre 1130.
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