L'abbaye Notre-Dame du Val de Gif (11)
L'abbatiat de Catherine de Morant
Dans cette chronique, onzième volet de notre série sur l'abbaye Notre-Dame du Val de Gif, nous nous intéressons à la prélature de Catherine de Morant du Mesnil-Garnier, quarante-deuxième abbesse. Le bref abbatiat (1651-1654) de cette dame, qui, pendant près de trois ans a détenu la crosse abbatiale, n'en est pas moins riche en évènements, d'autant que ce fut la période difficile de la Fronde (cf. la chronique spécifique).
C. Julien J.P Dagnot - Mai 2013
Généalogie simplifiée de la famille Morand d'après La Chesnaye-Desbois (1).
Un peu de généalogie
Catherine de Morant du Mesnil-Garnier est issue d'une vieille famille noble normande dont l'ancêtre était Étienne 1er de Morant, chevalier qui vivait en 1245. Aubert de La Chesbaye-Desbois écrivit : « La maison de Morant a possédé, depuis un temps immémorial, des terres considérables , comme celles d'Escours, la Perle, la Motte, les baronnies de Courseulles, Soliers, Coulonces, Rupierre et Biéville, la baronnie de Mesnil-Garnier, acquise par Thomas 1er de Morant, seigneur d'Eterville, châtellenie de Bréquigny, etc. Cette maison a aussi été en possession du comté de Penzès, les seigneuries de Guernisac, Kerangomar en Bretagne et celles en partie des villes de Rennes et de Morlaix. Outre tous ces avantages, elle a ceux de s'être toujours distinguées par ses services, sa fidélité, son attachement envers ses souverains, et par ses alliances contractées avec des maisons illustres, qui lui en donnent avec la maison royale et les princes du sang de France ». Les de Morant porte pour armes d'azur, à trois cormorants, 2 en chef, et 1 en pointe, l'écu timbré d'un casque , avec cette devise A candore decus .
Née en 1629, Catherine de Morant est la fille de Thomas de Morant, IIe du nom, chevalier, baron du Mesnil-Garnier, d'Esterville et de Courseulles et de Françoise-Catherine de Vieuxpont, sa seconde femme. Thomas II de Morant occupa des charges importantes au sein de l'administration royale en servant les rois Henri IV et Louis XIII : conseiller au Grand Conseil en novembre 1605, trésorier de l'épargne de 1617 à 1625 et maître des requêtes, puis c ommissaire extraordinaire en Normandie, conseiller d' É tat (en survivance de son père) , grand trésorier en 1621 et commandeur des Ordres du Roi par lettres patentes du 21 février 1621 , enfin garde héréditaire des Sceaux et Obligations de la vicomté de Caen.
La fratrie de Catherine de Morant est nombreuse. La première femme de son père, Jeanne Cauchon de Treslon eut trois enfants : Thomas III de Morant (1616-1692) qui fut reçu dans les charges de son père, Anne de Morant, marquise de Leuville, femme de Louis Olivier, et Jeanne de Morant qui vécut sans alliance (2). Sa mère Françoise-Catherine de Vieuxpont lui donna cinq frères et quatre sœurs dont trois prirent l'habit ecclésiastique (3).
Catherine Morant fut d'abord religieuse de Notre-Dame du Trésor en Normandie, couvent de l'ordre de Cisteaux (comm. Bus-Saint-Rémy, diocèse de Rouen). Nommée abbesse par le roi à la fin de l'année 1651 à l'âge de vingt-deux ans, elle ne prit possession qu'au cours de l'année suivante de l'abbaye Notre-Dame du Val de Gif, succédant à Magdeleine II de Mornay de Villarceaux. Sa nomination fit scandale au sein de l'abbaye. Bien qu'un simulacre d'élection ait été organisé au sein du monastère, l'abbesse de Gif, nommée par le roi sur proposition des supérieurs du couvent, l'archevêque de Paris et le grand vicaire de la cathédrale Notre-Dame alors que les bulles pontificales arrivèrent avec beaucoup de retard. L'abbesse de Gif ne resta pas longtemps sur le siège abbatial ; elle douta de ses capacités à diriger le couvent dans les temps de la guerre civile de la Fronde. Après des hésitations nourries par une dialogue avec la Mère Angélique Arnault, supérieure de Port-Royal des Champs, elle démissionna en 1654 et pour laisser la crosse à Françoise II de Courtilz de Boyon (1654-1669), la prieure de la maison. Après avoir quitté l'abbaye de Gif, Catherine de Morant s'en alla au couvent de Malnouë, où elle vécut dans l'oubli et l'obscurité jusqu'à l'âge de 78 ans. Sa mort arriva en 1705, plus de 50 ans après qu'elle eut fait sa démission.
La jeune abbesse eut une relation épistolaire avec la mère supérieure de Port-Royal des Champs où l'on trouve Antoine Singlin qui fut le directeur spirituel de nombreux personnages de son temps et joua un rôle essentiel dans les relations entre Gif et Port-Royal. Les liens de Gif s'étaient resserrés avec Port-Royal grâce à Mme d'Aumont, dont la sœur Mme de Saint-Maur de Cheverny, était religieuse à Gif. À la mort de Mme de Villarceaux en 1651, sa famille voulut conserver le siège abbatial, et fit nommer abbesse une jeune fille de vingt et un ans, Catherine Morant parente par alliance de la défunte mère. Sans expérience… Elle entretint également des relations avec la mère Angélique Arnault, abbesse de Port-Royal des Champs où l'abbé Singlin tenait une place importante comme confesseur et directeur spirituel des sœurs. Gagnée par la mère Angélique, l'abbesse de Gif se démit de son abbaye, en 1654, pour entrer comme simple religieuse à Port-Royal.
La déception de la prieure claustrale
Pour situer ce qui vient, précisons qu'il s'agit des échanges épistolaires entre la jeune abbesse de Notre-Dame du Val de Gif et la mère supérieure de Port-Royal des Champs (4). Plusieurs personnages sont cités dont Antoine Singlin, directeur spirituel de l'abbaye, personnage qui joua un rôle non négligeable dans l'histoire de Port-Royal et intervint également à Gif. Catherine Morant fut la première abbesse de tendance définitivement janséniste. Toutefois le Jansénisme de Gif doit être compris dans son sens particulier. Par exemple, une perpétuelle abstinence de viande y avait été instituée.
Nous avons appris que la nomination de Catherine de Morant fut une grande douleur pour Françoise de Courtilz, prieure claustrale qui prétendant porter la crosse avec l'assentiment unanime des religieuses de Gif. Les bulles de Catherine de Morant tardèrent à venir de Rome. Dans ses lettres, la Mère Angélique Arnault laisse espérer un dénouement favorable en faveur de la prieure de Gif. Le 23 décembre 1651, elle l'exhorte à beaucoup prier pour l'affaire de sa nouvelle abbesse. « J'ai bien de la joie, ma très chère Mère, d'avoir appris qu'il n'y a encore rien de conclu pour cette affaire. Vous voyez bien que tout ce qu'on vous a dit et écrit jusqu'à cette heure n'a été que pour vous surprendre. Vous avez été très bien conseillée de ne rien écrire qui pût vous faire tort… ». Un mois plus tard, l'abbesse de Port-Royal des Champs compatit à la douleur de la prieure : « Je ne m'étonne nullement de la peine que vous avez ressentie d'une aussi grande perte que celle de votre chère Mère Abbesse je crois que plusieurs années ne l'effaceront pas, et qu'elle se renouvellera en une infinité de rencontres. Il faudra toujours l'offrir à Dieu par un esprit de pénitence et de soumission à ses jugemens, au fond du cœur où se doivent faire les véritables sacrifices, sans parler de cette chère Mère que le moins que vous pourrez, c'est-à-dire dans les obligations auxquelles les occasions vous y engageront, et sans témoigner alors vos sentiments, puisque c'est donner lieu à la nature. C'est une très utile mortification de cacher ses mouvements et de les étouffer si l'on peut, sans en faire part à personne, outre que cela excite des jalousies… ». Puis, elle lui dit sa compassion pour avoir été récusée : « Vous devez vous attendre que l'élection qui a été faite de vous pour abbesse, vous sera un sujet de tentation et d'affliction peut-être pour le reste de votre vie ; et puisque cela n'a pas réussi, vous devez croire que ç'a été le dessein de Dieu sur vous, et accepter cette croix avec humilité et soumission, souffrant avec une sainte vertu que l'on continue à juger, comme on commence déjà, que tout ce que vous ferez et direz est par le mouvement prétendu du dépit de ce que vous n'avez pas été abbesse ».
Les lettres de Mère Angélique
Catherine de Morant, jeune abbesse étant venue à Port-Royal pendant le fort de la guerre de la Fronde, fut si touchée par les discours de la Mère Angélique qu'elle pensa à se démettre pour travailler sérieusement à son salut. En septembre 1652, la lettre CCCCLXXVIII adressée à Madame de Morant, abbesse de Gif, lui témoigne son affection. « Il est vrai ma très chère Mère, que je vous porte gravée dans mon cœur, et que Dieu m'oblige à vous servir, en toutes les manières qu'il me sera possible bien que je m'en reconnoisse très indigne. Mais je crois que Dieu aura égard à votre humilité qui vous a portée à vous adresser à une si chétive et si misérable créature que moi, et que les prières de nos Sœurs que j'ai demandé pour vous selon votre désir, ont été agréables à Dieu par la confiance que vous y avez voulu avoir. Je les ferai continuer, et selon la permission que vous m'en donnez je communiquerai vos pensées à M. Singlin, afin qu'il les offre à Dieu : ce que je sais qu'il fera dans la plénitude de sa charité, et qu'il vous servira de même. Pour moi, ma chère Mère, je vous supplie de vous assurer de mon inviolable fidélité, et de vous consoler en Notre Seigneur et en la vue de ses grandes miséricordes, vous assurant que les saints mouvemens qu'il vous donne sont des effets de sa singulière bonté sur votre âme, qui me ravissent de joie pour l'affection très sincère qu'il m'a donnée pour vous. Comme dit notre Père Saint Bernard, je vous aurai toujours présente devant Dieu, en qui je suis, etc. ».
Dans sa longue lettre du 29 septembre 1652 adressée à la supérieure de Gif, Catherine Morant, qui l'avait consultée, la Mère Angélique Arnault lui donne divers avis sur sa conduite. Avec ce courrier, les deux supérieures commencèrent vers ce temps-là à lier un commerce épistolaire (lettre CCCCLXXX). « Je réponds, ma très chère Mère, à votre dernière lettre avant que de le faire à la première, parce qu'elle me semble plus importante. Pour ce qui est des pénitences, je crois que celles de l'esprit sont toujours les meilleures, consistant en la fidèle mortification de tous nos sens ». Ainsi la Mère Angélique Arnault concède que les meilleures des pénitences sont celles de l'esprit « consistant en la fidèle mortification de tous nos sens… Vous me disiez dans votre précédente que vous aviez une extrême peine à l'oraison : c'est une bonne et sainte pénitence de vous contraindre à y passer le tems que votre règle ordonne, comme un pauvre mendiant qui s'expose à Dieu comme à un riche qui le peut secourir, ou comme un pauvre criminel devant son juge qui le peut absoudre. Réprimez les mouvements d'impatience, lorsque quelques-unes de vos sœurs se rendent importunes, et vous regarder comme leur servante, car en effet on n'est supérieure que pour les servir. Ne nous plaindre jamais de tout ce qui nous incommode dans tous les besoins de la vie, soit au coucher, soit aux habits, soit au manger, hors l'intérêt notable de la santé : ce sont là, ma très chère Mère, les meilleures et les premières pénitences que nous devons faire… ».
« Mais en pratiquant fidèlement ces pénitences, vous pourrez en ajouter d'autres, si Dieu vous en donne la force, comme de porter la ceinture de fer le Vendredi ; ou si vous êtes indisposée ce jour-là, choisissez en un autre. Mais il faut prendre garde que l'incommodité qu'elle apporte, ne rende pas chagrine ou impatiente ; au contraire qu'elle vous fasse souvenir de vos devoirs, et de mortifier aussi bien l'esprit que le corps. Vous pourrez prendre aussi la discipline une fois. Mais, il y a plus d'humilité de la recevoir de la main d'autrui, comme criminelle ; et c'est ainsi que Notre Seigneur l'a reçue pour nos pêchés. Sur tout, ma chère Mère, il faut pour être vraie pénitente, fuir la conversation des séculiers, couper le plus court qu'il est possible quand on est obligé de nécessité d'en voir, fuir toute curiosité et vanité, dans les habits, dans les gestes, dans les paroles ; nous souvenant que si nous vivons selon la chair nous mourrons, et que si nous voulons plaire au monde nous déplairons à Dieu.
« Le moyen, ma très chère Mère, d'avancer dans la mortification, est de réprimer ses sens ; c'est d'être fidèle à invoquer sans cesse le secours de Dieu, de ne se point décourager quand on a manqué, et de se reprendre à l'instant avec une profonde humiliation devant Dieu, dans la vue de notre inconstance, légèreté et impuissance au bien .
« Pour ce qui est de vos jours de retraite, ma très chère Mère, je crois qu'il faut se rendre ponctuelle aux Observances, et le reste du tems lire, prier et travailler selon les mouvemens de la grâce, sans se prescrire de trop longues oraisons par-dessus celles à quoi la Règle oblige. Il vaut mieux en faire et courtes et plus fréquentes ; lire par esprit d'oraison, quittant la lecture pour prier, quand nous en recevons le mouvement ; mêler les prières vocales parmi la mentale , comme un des sept psaumes ou une litanie, suivant en tout cela le mouvement de la grâce. Il est très bon de faire pendant ce temps des mortifications extérieures, pourvû que ce soit par un vrai sentiment de pénitence, et par le conseil de la Supérieure qui doit considérer les mouvemens des Sœurs, et permettre ou conseiller celles qu'elles jugera les plus propres à leurs besoins et qui les humilieront davantage.
« Vous avez beaucoup de sujet de vous plaindre d'avoir été mise en charge trop jeune, sans expérience et sans avoir assez de vertu pour soutenir un si grand poids. Cela vous doit faire gémir devant Dieu, et lui demander en paix votre délivrance. Je vous supplie, ma très chère Mère, de prendre garde à une chose très importante qui est qu'il n'entre en votre cellule que celles qui y ont à faire, et une à la fois, parce qu'autrement cela fait souvent des discours inutiles, et même de vaines récréations qui sont de mauvaise édification, donnent des sujets de jalousie aux faibles, mal-édifient celles qui sont naturellement réglées, et contristent même les vertueuses. Vous voyez, ma très chère Mère, comme je vous obéis, vous disant tout simplement mes pensées, et selon l'expérience que mes grandes imperfections m'on donnée. Je me recommande très humblement à vos saintes prières. Je suis toute à vous, etc .
Les doutes de Catherine de Morant
A peine six mois se sont écoulés à l'abbaye de Gif, que l'abbesse commence à douter de ses capacités à gouverner le monastère. Sa jeunesse, son manque d'expérience et sa faiblesse de caractère l'amène à se confier à la Mère Angélique Arnault, qui devient en quelque sorte sa directrice spirituelle. Au mois d'octobre 1652, Madame de Morant envoie une lettre sur le désir qu'elle avait de se démettre. Dans sa lettre CCCCXC, l'abbesse de Port-Royal lui répond. Nous comprenons que Catherine Morant avoue avoir été nommée abbesse de Gif malgré elle et qu'elle expose que la prieure de Gif, Madame de Courtilz (nommée M. de C.), est plus capable qu'elle dans cette charge. « Je vous puis assurer, ma chère Mère, que je n'ai fait aucun jugement de vous au désavantage de la sincérité dont il vous a plu m'honorer jusqu'à présent. Je sais qu'il n'y a eu que Dieu qui vous y a obligée, et j'espère que sa bonté me fera la grâce d'en conserver de mon côté avec toute la sincérité qui me sera possible ; et qu'ainsi vous me ferez toujours la grâce de ne point changer. Je ne puis que je n'approuve vos désirs croyant que Dieu vous les a donné et je lui en demanderai l'accomplissement pour votre satisfaction et votre plus grand bien. Mais, ma très chère Mère, il faut avoir patience en attendant l'heure de Dieu. Ce n'est pas assez d'être moralement assurée que nos désirs viennent de Dieu, il faut attendre encore avec soumission son ordre pour les exécuter, et nous ferions un aussi grand mal d'agir avec précipitation dans une affaire que nous ferions pour l'amour de lui… Cette affaire ne regarde pas seulement votre personne, mais toute votre maison ainsi que Dieu, que vous êtes obligée d'aimer comme vous-même et de laquelle vous devez rendre compte à Dieu comme à votre propre âme… Vous avez raison de croire que M. de C. est plus capable de servir… ».
Le 24 octobre 1652, la Mère Angélique Arnault exprime à Madame de Morant, abbesse de Gif, le soupçon qu'on avait de son dessein (lettre CCCCXCIII). « Il ne m'a pas moins ennuyé qu'à vous, ma très chère Mère, de ne savoir pas de vos nouvelles, mais comme vous dites, nous devons plus demeurer dans le silence que jamais et laisser le monde deviner et discourir sans lui en donner sujet. Je vous puis assurer que ceux qui ont dit ce qu'on vous a écrit qui est sorti de chez nous, ont deviné les pensées, n'ayant jamais entendu proférer ce qu'ils disent. Car je suis assurée qu'on ne peut avoir dit ce qu'on ne peut avoir su. Il faut laisser dire et bien faire. Quand on vous verra appliquée à bien remplir votre charge, on perdra la pensée de tout, parce qu'il y a peu de personnes fidèles à bien faire sans affectation ; et il n'y a que la grâce qui puisse appliquer les âmes par fidélité, à la suivre contre leurs sentiments…. Pour ce qui est de faire une coadjutrice, vous n'êtes pas en âge de cela, et ce seroit une chose toute extraordinaire. Vous n'avez que cela à dire. Enfin, ma très chère Mère, moins vous répondrez à tous les discours et moins vous témoignerez vous en soucier, plutôt ils cesseront. Ce sont des pierres de scandale que l'esprit malin jette en notre chemin, pour nous faire tomber, ou au moins pour nous amuser. Vivons, ma très chère Mère, comme s'il n'y avoit que Dieu et nous au monde, ne songeant qu'à l'aimer… ».
Fin octobre 1652, Madame de Morant abbesse de Gif reçoit la lettre CCCCXCVI, qui l'entretient sur la vertu de M. Bagnols, l'appréhension de la mort et le désintéressement des Religieuses. La supérieure de Port-Royal annonce le décès de M. de Châteauneuf, personnage influant à la Cour, qui avait fait nommer Catherine Morant à l'abbaye de Gif. Charles de L'Aubespine, garde des Sceaux, est l'oncle de l'influente marquise de Leuville, sœur de l'abbesse de Gif (5). « Je dois répondre, ma très chère Mère, à deux de vos lettres. J'ai été empêchée de répondre à la première par une grande fluxion, et je n'ai reçu qu'hier votre seconde. M. de Bagnols m'avoit dit l'entretien qu'il avoit eu avec vous, dont il est fort satisfait. Vous avez bien raison de dire que cette personne vous doit donner de la confusion : pour moi je vous avoue que je ne la vois jamais sans en recevoir beaucoup. Il faut néanmoins en nous humiliant remercier Dieu des grâces qu'il fait à ceux qui le cherchent, en quelque lieu et condition qu'ils soient, et prendre un nouveau courage pour lui être fidèle, nous prévalant des grands avantages que nous donne notre profession. Je viens d'apprendre que M. de Chateauneuf est à l'extrémité. Voilà, ma chère Mère, comme les plus longues vies prennent fin et s'abîment dans l'éternité. Je prie Dieu que celle de ce bon seigneur finisse heureusement. Vous avez donc grand'peur de la mort aussi bien que moi, ma chère Mère. Vraiment je ne sais comment il est possible de craindre autre chose… ».
Le 4 décembre 1652, l'abbesse de Port-Royal parle à Madame de Morant du désintéressement qu'on doit toujours témoigner à l'égard des personnes bien appelées en religion (lettre DIII). « Votre lettre, ma chère Mère, est venue bien à propos, M. Singlin s'étant rencontré céans : il s'est réjoui avec nous de la bonne espérance que vous avez. Je prie Dieu de tout mon cœur qu'il en dispose selon sa sainte volonté, pour sa plus grande gloire et votre salut, que je souhaite comme le mien. Pour ce qui est de la bonne fille que vous savez, je vous fais bon gré, ma chère Mère, de la vouloir bien recevoir au chœur pour rien, jugeant bien comme vous faites qu'elle ne sera pas plus à charge à la maison, que comme sœur converse. J'en ai parlé à M. Singlin qui voudroit pouvoir faire quelque chose pour elle ; mais pour le présent il n'y voit point d'apparence, les misères ayant été si grandes que les gens de bien se sont épuisés. Il se pourra faire qu'entre ci qu'elle soit prête de faire profession, il se rencontre quelque charité, que j'aimerais mieux qui vous fut donnée, pour récompense de celle que vous lui auriez faite, que pour vous exciter à la lui faire .
« Croyez moi, ma très chère Mère, les religieuses se trompent bien d'avoir si peur de manquer, et d'avoir si peur de manquer, et d'avoir tant d'égard au bien ; car c'est le moyen d'être pauvre que d'appréhender de l'être, et surtout de ne vouloir pas recevoir de filles bien appelées quand elles n'ont rien. Car en vérité c'est se rendre indigne des effets de sa divine providence, qui fait miséricorde aux miséricordieux et châtie les cruels. Je ne trouve pas de plus grandes cruautés que de renvoyer dans le monde une fille éprouvée et reconnue bonne et propre à la religion, faute de bien. Je prie Dieu qu'il fasse connoître cette vérité à vos filles. M. Singlin vous salue très humblement et vous assure qu'il a grand soin de vous offrir à Dieu, et moi, ma Mère, je vous supplie de croire que je suis entièrement à vous pour jamais.
La lettre de fin décembre 1652, donne divers avis à l'abbesse de Gif (lettre DVIII). Dans cette lettre il est question de la visite d'une certaine Madame N. (dont le nom nous est caché) qui est crainte par les religieuses tant à Port-Royal qu'à Gif. Ainsi la Mère Angélique donne des conseils de prudence à Madame de Morant. « Je vous puis assurer, ma chère Mère, que sans les raisons que vous savez M. Singlin vous auroit aussitôt satisfaite, passant par chez vous ; mais vous voyez combien les personnes sont prévenues. Sur ce qu'on vous a dit du beau sujet de la visite de N. vous pouvez juger ce qu'on disoit des siennes… Néanmoins où il n'y aura point de véritable besoin, il ne faut point donner sujet de parler à ceux qui en cherchent… Pourvu que Madame N. ne soit pas plus qu'elle a été chez vous, cela ne vous fera pas grand mal ; mais si cela étoit plus long, je vous plaindrois davantage. Car avec ses dispositions, cela vous pourroit faire grande peine, et porter préjudice à plusieurs. Mais de la manière dont vous vous êtes comportée, je ne crois pas qu'elle fasse ses visites si fréquentes ni si longues et j'espère que Dieu vous donnera assez de courage pour vous opposer à tout ce que vous verrez qui pourroit faire tort à son service, et à la perfection de vos filles. Je doute fort que vous puissiez encore accomplir ce que vous désirez. Cependant, ma très chère Mère, au nom de Dieu demeurez en paix… »
Vers le début février 1653, Madame de Morant reçoit une autre lettre de Port-Royal (lettre DXXIV). Dans cette longue lettre Mère Angélique Arnault console Catherine Morant et la fortifie dans les épreuves que Dieu lui envoyait. La jeune l'abbesse de Gif semble se plaindre de l'ambiance exécrable qui règne dans sa maison et des propos désobligeant des personnes qui n'ont toujours pas admis sa prise de possession. En réponse l'abbesse de Port-Royal lui dit : « Je prends part, ma très chère Mère, à vos afflictions en vérité comme aux miennes, puisqu'il n'y a rien de séparé entre nous, Dieu par sa bonté m'ayant unie à vous de telle sorte que jamais je l'espère de sa sainte grâce, rien ne nous séparera. Je ne suis point surprise du traitement que vous recevez de ceux qui vous le devroient tout autre, ayant tant vu de choses semblables en ceux qui ne sont pas désintéressés et qui cherchent dans les personnes autre chose que ce qu'ils doivent à Jésus-Christ même duquel nous ne devons jamais séparer notre prochain, mais le servir en tout temps, selon les occasions et les moyens que Dieu nous donne… Cependant, ma très chère Mère, il ne faut pas laisser de redoubler votre charité pour ces personnes, priant pour elles plus que jamais. Vous avez obligation à la première, qui a eu de la charité autrefois pour vous selon ses lumières. Il ne faut jamais oublier le bien que nous avons reçu, et encore que Dieu nous oblige de nous séparer du commerce des personnes pour des raisons, l'obligation de prier pour elles demeure toujours. À l'égard de N. quoique je vous estime extrêmement de n'avoir point de tendresse naturelle ou plutôt de la surmonter de peur de blesser votre conscience et déplaire à Notre Seigneur, néanmoins ne désespérez point que Dieu ne vous donne un jour cette personne… ». Puis l'abbesse de Port-Royal recommande d'avoir la paix dans la maison de Gif car « la guerre du dehors n'a rien en comparaison de celle du dedans, et c'est une récompense que Dieu vous donne », puis invite de prier au commencement du Carême « afin que ce qu'il vous inspirera de faire n'altère point cette paix… » et d'exercer son autorité de Mère supérieure (sachant que Mme de Morant est trop jeune) « Quand on vous verra ferme dans ce que vous ordonnerez selon votre conscience, sans complaisance ni aversion, mais pour suivre les lumières, assurez-vous que les petits soulèvements, s'il y en a par foiblesse, ne durerront guères et ne serviront qu'à humilier celles qui les auront faits, comme à vous fortifier celles qui seront dans leur devoir… Je vous supplie, ma chère Mère, de ne parler jamais d'importunité …». Nous ignorons quelle sœur est désignée par N. mais l'on peut imaginer qu'il s'agit de la prieure de Gif.
Au cours du mois de février 1653, lettre DXXXII, à Madame de Morant abbesse de Gif. Sur une visite que M. Singlin lui avait faite, et sur une religieuse de Boulogne. La mère Angélique félicite l'abbesse de Gif pour sa réception de l'abbé Singlin en tant que directeur spirituel. Elle lui parle de sœur Angélique-Magdeleine des Annonciades de Boulogne qui désire depuis plusieurs années entrer à Port-Royal ; ce qui ne peut se faire après une période de probation comme sœur à l'abbaye de Gif « à quoi il est impossible de parvenir que par votre moyen, en la recevant chez vous pour quelque temps. Il suffit pour cette heure d'en parler à la Mère prieure et à la Mère de Saint-Maur. Si elle obtient la permission de son évêque, vous le direz aux autres… ». Finalement, dans la lettre suivante, nous apprenons que sœur Angélique-Magdeleine sera accueillie à la maison de Saint-Eutrope de Chanteloup (près Arpajon).
Le 3 mars 1653, après l'avoir remercié d'un présent, la Mère Angélique parle à Madame de Morant de son amour pour la régularité et de la bénédiction de l'église de Port-Royal des Champs (lettre DXXXVII). « Vous me remplissez de confusion, ma très chère Mère, par le présent que vous nous faites de votre bonne et belle vache. Nous nous fussions senties fort obligées d'une petite génisse, mais il y a de l'excès à nous donner toutes les deux, puisqu'elle est prête à en faire une ». Cette est écrite pendant le carême et Mère Angélique recommande à l'abbesse de Gif de ménager sa santé délicate à cause du jeûne trop rigoureux que celle-ci observe … « prenez garde que vous n'avez guères de force naturellement, et qu'après la grande maladie que vous avez eue il est impossible qu'il ne vous reste encore de la foiblesse… prenez des œufs et du bouillon ». Catherine Morant avait été malade de la petite vérole. Mère Angélique annonce que la bénédiction de l'église de Port-Royal des Champs nouvellement rebâtie aura lieu le vendredi 6 mars et la consécration du grand autel par Monseigneur Vialart, évêque de Châlons.
Plusieurs lettres sont échangées au printemps 1653 entre Marie Angélique, abbesse de Port-Royal et Madame de Morant abbesse de Gif. Celle du 3 avril porte une fois encore sur le dessein qu'elle avait de se démettre et sur son annonce officielle (lettre DXLVIII). Dans la lettre du 3 juin, elle lui témoigne son affection et la console sur ce qu'elle ne pouvait encore exécuter le dessein qu'elle avait de se démettre (lettre DLVIII). Dans celle du 8 juillet, elle lui renouvelle son affection et lui parle sur la bulle d'Innocent X. Il s'agit de la bulle que les Jésuites venaient d'obtenir du pape contre les cinq fameuses propositions attribuées à Jansenius. La mère Angélique conseille de ne pas s'inquiéter, seulement « sans faire semblant de rien, si saint Augustin est condamné » (lettre DLXIV).
Le 13 juin 1653, la Mère Angélique Arnault témoigne son affection à Catherine de Morant, abbesse de Gif, et la console sur ce qu'elle ne pouvait encore exécuter le dessein qu'elle avait de se démettre (lettre DLVIII). « … Vous voyez bien que le temps de votre délivrance n'est pas encore venu ; il la faut attendre en paix, elle arrivera au temps que Dieu l'a ordonné, sans qu'il soit possible aux céatures de l'empêcher. Cependant il faut faire avec autant de soin, d'affection et de cordialité, envers vos sœurs tout ce que votre charge vous oblige de faire comme si vous y vouliez vivre et mourir. C'est le moyen de vous y sauver, trompant le démon qui prétend vous y perdre en vous y faisant rechercher la vaine satisfaction de dominer… ». Puis, la Mère Angélique annonce la visite prochaine de M. Singlin qui n'était pas venu à cause de sa maladie.
Le 8 juillet 1653, la Mère Angélique Arnault lui témoigne son affection et lui parle des affaires de l'Église, etc. Après avoir excusé la Mère supérieure de Gif, Mère Angélique l'entretient sur la bulle d'Innocent X qui condamne les cinq fameuses propositions de Jansénius. « Il faut laisser les Jésuites dans la joie de leur triomphe prétendu : Dieu sera bien maintenir la vérité…. Je vous supplie, ma chère Mère, écoutez tout ce qu'on vous dira, sans vous inquiéter ; demandez seulement, sans faire semblant de rien, si saint Augustin est condamné. Je vous plains beaucoup au sujet des persécutions que vous recevez du dehors, mais encore plus de celles du dedans qui vous sont causées par la pauvre sœur N. que je juge bien être un esprit extrêmement pénible. Il en faut avoir pitié et priez Dieu pour elle… » .
À suivre…
Notes
(1) F.-A. de La Chesnaye Desbois, Dictionnaire de la noblesse , t. XIV (chez Schlesinger, Paris, 1869), p. 512 [généalogie des Morant].
(2) Anselme de Sainte-Marie, Histoire chronologique de la maison royale de France , t. VI (Cie Libr. Associés, Paris, 1733) p. 484 [généalogie des Olivier de Leuville].
(3) L'abbé Alliot donne Catherine de Morant comme étant la fille de Jeanne Cauchon de Treslon au lieu de Françoise-Catherine de Vieuxpont, ce qui est impossible puisque Jeanne Cauchon de Treslon est morte le 9 septembre 1622. L'abbesse de Gif, née en 1628, ne peut être issue que de l'union célébrée le 17 septembre 1624 de Thomas de Morant et de Françoise-Catherine de Vieuxpont.
(4) Jacqueline-Marie Arnault, Lettres de la révérende mère Marie Angélique Arnauld, abbesse et réformatrice de Port-Royal , t. II (publié à Utrecht, 1742).
(5) Anne Morant, marquise de Leuville par son mariage avec Louis Olivier de Leuville, n'ayant plus d'héritier en vie, substitua à Louis Du Bois, marquis de Givry, son neveu, la terre de Leuville à condition d'en porter le nom et les armes et mourut le 9 septembre 1698. Ce Louis Du Bois, marquis de Givry, grand bailli de Touraine, lieutenant général des armées du roi (m. 13 décembre 1699) était neveu par alliance de Mme de Leuville, pour avoir épousé Françoise Morant dame de la Garenne, fille de Thomas III Morant, frère d'Anne, et de Marie Aveline, sa seconde femme.