L'abbaye Notre-Dame du Val de Gif (14)
Relations avec Port-Royal des Champs
Cette chronique, est la quatorzième partie de la série sur l'abbaye Notre-Dame du Val de Gif. Nous présentons les relations que les moniales de Gif ont entretenues avec l'abbaye voisine de Port-Royal des Champs et plus précisément avec l'abbesse Mère Angélique Arnauld (1). Ces relations étaient fort anciennes puisque nous nous rappelons, qu'au XVe siècle, les religieuses de Gif avaient droit de prendre un tiers des dîmes sur la paroisse de Villiers-le-Bâcle alors que les deux autres tiers appartenaient aux religieuses de Port-Royal des Champs.
C. Julien J.P Dagnot - Juin 2013
Galliæ christianæ diocesis parisiensis par J.-B. Nollin (1744).
Une politique familiale
L'abbesse Madeleine de Montenay était d'une santé délicate. Les affaires nombreuses et difficiles dont elle était accablée lui inspirèrent de bonne heure le désir d'avoir une aide et un soutien. Aussi dès 1614, elle demanda et obtint pour coadjutrice Madeleine II de Mornay sa parente, bien que celle-ci n'eût encore que dix-huit ans. On dit que la pensée de conserver son bénéfice à un membre de sa famille ne fut pas étrangère à cette détermination; « mais Dieu, qui se sert de toutes les voies pour faire son œuvre, prépara ainsi le bien et la réforme de notre abbaye ». Ce fut une politique constante de la famille de Mornay que de maintenir la crosse abbatiale pour ses filles.
Les relations entre Gif et Port-Royal étaient, à priori, d'autant plus étranges que Port-Royal des Champs appartenait à la famille cistercienne tandis que Notre-Dame de Gif était d'obédience bénédictine. Il faut croire que la grande réputation de la Mère Angélique eut un fort ascendant sur les sœurs de la vallée de l'Yvette. L'autre raison majeure fut d'une part la réforme de la vie claustrale, et à partir du règne de Louis XIII, sous la prélature de Jean-François de Gondi, le premier archevêque de Paris, et d'autre part l'introduction de l'Etroite Observance.
L'abbesse de Port-Royal
Avant de développer notre chronique, évoquons la jeunesse de l'abbesse de Port-Royal. En 1599, Monsieur Marion, avocat général, avait obtenu par brevet du roi Henri IV les abbayes de Port-Royal et de Saint-Cyr pour deux de ses petites-filles, savoir Jacqueline Marie Arnauld, Mère Angélique en religion, née le 8 septembre 1591, et Jeanne-Catherine-Agnès Arnauld, Mère Agnès en religion, née le 31 décembre 1593, toutes deux en bas âge à cette époque. L'aînée fut, faite coadjutrice de l'abbaye de Port-Royal, par ce que l'abbaye ne vaquait point encore, y ayant l'abbesse Madame Jeanne de Boulehart. La plus jeune nommée à l'abbaye de Saint-Cyr, étant trop jeune, n'ayant pas encore six ans, on nomma en son lieu pour exercer la charge d'abbesse et en porter le titre, en attendant qu'elle fut en âge, Madame des Portes, entre les mains de qui on mit la petite Jeanne (2).
La mère Angélique « fut mise à Saint-Antoine des Champs pour y prendre l'habit religieux. Ce fut M. de la Croix, abbé de Citeaux, qui le lui donna le 2 septembre 1599, et elle ne devoit avoir que huit ans ». Elle fit profession à Maubuisson et y demeura jusqu'à la mort de Madame de Boulehart, abbesse de Port-Royal, qui fut le 4 juillet 1602. Le lendemain Monsieur Arnauld conduisit sa fille à Port-Royal pour y prendre possession. Elle fut bénie le jour de Saint-Michel 29 septembre 1602 par M. de la croix, abbé de Citeaux, ce qui se fit avec grande cérémonie, et de sa part avec autant de gravité et de sagesse que si elle eût eu vingt ans. « Madame d'Estrées, abbesse de Maubuisson, Madame des Portes, abbesse de Saint-Cyr et Madame de Carnazette, abbesse de Gif , trois personnes peu dignes de leurs charges, assistèrent à cette cérémonie. Le même jour elle fit sa première communion, sans avoir été instruite, sinon que par hazard… » (3).
Mère Angélique Arnauld fut deux fois abbesse de Port-Royal des Champs. Une première fois de 1602 à 1630 succédant à Jeanne IV de Boulehart, puis une seconde fois de 1642 à 1654 succédant à sa sœur mère Agnès III Jeanne-Catherine Arnauld, pendant trois mandats successifs. « C'est la période où elle dirige ses religieuses, des ecclésiastiques extérieurs et de nombreuses "belles amies" comme l'abbesse de Gif. Elle écrit beaucoup de lettres, d'entretiens, de conférences à l'usage de sa communauté et elle discute longuement avec tous les "solitaires" qui préparent d'importants travaux » précise Marie-José Michel. Elle meurt le 6 août 1661. D'une fermeté de caractère incroyable, elle se comporta en véritable chef de parti ; elle était « pure comme un ange, mais orgueilleuse comme un démon » aurait dit l'archevêque de Paris.
Les premières relations avec Port-Royal des Champs
En devenant coadjutrice, en 1614, de Madeleine de Montenay, l'abbesse de Gif, sa parente, Madeleine II de Mornay aidée par sa sœur Claude et par l'essaim des jeunes Bénédictines entrées au cloître depuis cinq ans, toutes ensemble ont résolu de mener un genre de vie plus parfait, c'est-à-dire de mieux observer la règle de Saint-Benoît dont elles ont fait profession. Pour cela, elles suivirent la règle édictée un siècle plus tôt, par Étienne Poncher, évêque de Paris. Il est certain qu'elles furent influencées par l'observance, bien que cistercienne, de l'abbaye voisine de Port-Royal des Champs, à moins d'une lieue, où la Mère Angélique (de son vrai nom Angélique Jacqueline Marie Arnauld de la Mothe-Villeneuve), plus âgée seulement de cinq ans que l'a coadjutrice de Gif, vient d'introduire une réforme selon la doctrine de Cornelius Jansenius, auteur de l' Augustinus , qui fit tant de bruit dans le monde (2).
Visite de la mère Angélique à Gif
La mère Angélique se préoccupa du sort de sœur Suzanne du Saint-Esprit qu'elle mena, en 1629, trois ans après sa profession, au monastère de Saint-Aubin au diocèse de Rouen « dont la prieure, après avoir été quelques temps à Port-Royal pour y apprendre la réforme désira que j'allasse quelque temps chez elle. J'y demeurai trois mois, et cette fille édifia toute la maison. Comme je revins de là ; Madame l'abbesse de Gif [Madame de Mornay de Villarceaux] désira que j'allasse aussi chez elle pour quelque temps, étant toute nouvellement en charge. Mais je demeurai malade deux jours après y être arrivée, et l'on voulut que je retournasse en notre monastère. Et comme cette bonne abbesse s'affligeoit de ce que je ne pouvois séjourner davantage chez elle, je lui offris inconsiderément et par le mouvement de mon esprit, sans prier Dieu ni consulter personne, de lui laisser cette fille, ce qu'elle accepta avec joie, la voyant très sage. » dit la mère Angélique.
Mère Agnès et Mère Angélique Arnauld par J.-B. de Champaigne, XVIIe s.(Musée de Port-Royal des Champs).
À ce propos, l'abbé Alliot explique : « La sympathie, l'identité des projets et ces inspirations secrètes qui poussent les âmes ferventes les unes vers les autres, créèrent naturellement des rapports entre les deux maisons, situées dans la même contrée et si rapprochées l'une de l'autre. Mais ces rapports se bornèrent à des échanges de vues, à des lettres et à des encouragements réciproques. C'est pour ne pas avoir suffisamment tenu compte de cet état de la question, que plusieurs historiens, — et même M. l'abbé Finot, dans son beau livre sur Port-Royal, — ont pu dire que la Mère Angélique avait envoyé à Gif plusieurs de ses filles, comme missionnaires de la réforme. Dans la multitude des documents qui nous restent, nous avons les noms et l'état de toutes les personnes qui vécurent à l'abbaye de Gif depuis 1600 jusqu'à 1650, et nous pouvons affimer qu'aucune des filles de Port-Royal n'y entra durant cette période. Elles y viendront plus tard, et nous verrons que ce ne sera pas tout à fait pour la gloire et le bonheur de notre cloître. Du reste, en opérant leur réforme, les religieuses de Gif se séparèrent plutôt de celles de Port-Royal, auxquelles elles avaient ressemblé jusque là par l'habit blanc, qu'elles ne s'en rapprochèrent. Il y a plus, loin d'aller demander des réformatrices à Port-Royal, elles-mêmes en envoyèrent à d'autres monastères, comme nous le dirons tout à l'heure. Ainsi tombe cette légende qui, dans l'imagination d'un grand nombre, a fait de Gif une succursale, une sorte de prieuré de Port- Royal, tandis qu'au contraire notre abbaye ne lui ressemblait ni par sa règle, ni par son esprit, ni par son genre de vie, et quelle le dominait par son ancienneté et par son passé ».
En 1905, l'abbé Alliot souligne l'erreur faite par Monsieur Morize quelques années plus tôt au sujet du séjour de l'abbesse de Gif. Madeleine de Mornay Villarceaux serait allée vivre deux ans à Port-Royal de Paris, avant d'apporter la réforme à Gif; parce que « cette abbaye jouissait alors d'une si grande réputation, qu'on venait chercher dans son sein des religieuses pour réformer les autres monastères ». L'abbé Alliot ajoute : « Rien n'est moins vrai en ce qui touche cette abbesse. Mais certains esprits, imbus de fausses traditions, veulent rapporter à Port- Royal tout ce qui s'est fait de bien dans cette période du XVII e siècle. Il faut dire aussi que MM. de Port Royal, si sévères à autrui, ne se sont pas fait faute de s'attribuer à eux-mêmes et à leurs soeurs les religieuses, grand nombre d'oeuvres méritoires, dans lesquelles les uns et les autres n'eurent qu'une part indirecte et toute relative, quand ils y eurent part. Chez eux, ce ne sont pas les restrictions mentales, mais bien l'excès contraire, qu'il faut blâmer ».
Après tout l'abbaye de Gif n'aurait point à rougir d'être allée chercher une supérieure parmi les premières filles de la Mère Angélique. Saint François de Sales les avait visitées, et y avait trouvé tout à son gré. Monsieur de Saint Cyran n'était pas encore passé par là. Mais, Madeleine de Mornay ne fut jamais, à un titre quelconque, ni fille, ni disciple d'Angélique Arnaud. Les dates seules suffisent à l'établir. Nous savons comment elle entra à Gif à l'âge de 14 ans, le 1er mars 1610, avant même que la réforme ne s'introduisit à Port-Royal. Elle prononça ses vœux le 22 juillet 1612, devint coadjutrice en 1614, travailla dès lors à la réforme, demandée à l'évêque de Paris en 1617, et définitivement introduite en 1619. Or le monastère de Port-Royal de Paris ne fut ouvert qu'en 1624; Madeleine de Mornay ne put donc venir y apprendre une chose qu'elle-même avait établie cinq ans auparavant, dans l'abbaye dont elle était coadjutrice, et qu'elle s'apprêtait à porter au-dehors, puisque dès 1625, elle fit un premier voyage au couvent de Malnoue, afin d'en préparer la transformation.
Des liens plus étroits s'établirent entre les deux monastères immédiatement au lendemain de la mort de Madame de Villarceaux. À ce moment Mère Angélique prit parti pour Françoise de Courtilz qui, théoriquement, devait recevoir la crosse de Notre-Dame de Gif. Elle en était capable puisqu'elle avait tenu la fonction de prieure pendant plus de quinze ans. Malheureusement pour cette sœur, les évènements furent contraires et après les intriques de la marquise de Leuville et de ses alliés à la Cour, Catherine de Morant fut installée sur le siège abbatial de Gif. Immédiatement la Mère Angélique commença les échanges épistolaires avec la jeune abbesse. Celle-ci, sans aucune expérience à diriger un couvent recevait tous les conseils de son aînée et finit par donner sa démission pour finir sa vie comme simple religieuse. Notons également, que les liens furent renforcés par les malheurs communs subis au temps de la guerre de la Fronde.
L'attirance de la doctrine janséniste
Pendant tout le XVIIe siècle, les religieuses de Gif furent attirées par la philosophie janséniste. Les rapports entre les deux couvents furent concrétisés par des visites, des lettres, des échanges de vue et des encouragements réciproques. La mère Angélique Arnauld exerçait un fort ascendant sur les personnes qu'elle rencontrait et tissa des liens étroits d'amitiés avec la prieure de Gif, Catherine de Courtilz, puis avec Madame de Morant, abbesse.
Plus d'une trentaine d'échanges épistolaires entre la mère Angélique Arnauld et Catherine de Morant ont été publiées. Ceux-ci arrivent quand la jeune abbesse de Gif exprime ses doutes et ses difficultés à gouverner le monastère Notre-Dame. En fait, elle n'était pas préparée à cette charge et fut imposée, comme nous l'avons dit, par le clan Leuville-Châteauneuf qui imposèrent leurs volontés à la reine Anne d'Autriche pendant la minorité de Louis XIV. Dès son accession au siège épiscopal nous imaginons lettre après lettre le dénouement final : la démission de l'abbesse.
Transplantée sans préparation aucune dans un ordre nouveau, Catherine de Morant ne sait bientôt plus où donner de la tète, et perd le peu qu'elle a. « Femme d'une simplicité excessive, d'une intelligence bornée, nullement faite pour le commandement, elle est presque sans volonté. Son passé religieux, ses tendances mystiques lui font chercher au dehors un appui qu'elle trouverait aisément a côté d'elle dans la prieure Françoise de Courtilz. Mais elle néglige ce moyen comme trop facile » expose l'abbé Alliot. Elle se tourne vers les membres de son ancienne famille religieuse, la famille cistercienne et porte ses vues sur Port-Royal, où la célèbre Angélique Arnaud, qui ne demandait pas mieux que de donner des conseils à une abbesse considérée comme sa soeur, ne tarda pas à prendre sur elle beaucoup d'influence. Une circonstance fortuite, née du malheur des temps, vint encore favoriser le rapprochement des deux supérieures.
À la faveur de son refuge à Paris pendant les troubles de la Fronde, Catherine de Morant eut occasion de voir et d'entretenir la Mère Angélique Arnaud; et c'est réellement de cette époque, que datent les premières relations de la communauté de Gif avec celle de Port-Royal; car rentrées à Gif avec ses religieuses quelques semaines plus tard, Catherine écrivit souvent à sa nouvelle directrice. Funeste événement pour le cloître de Gif que ces rapports entre sa jeune abbesse et celle qu'on a bien pu nommer la Mère du Jansénisme, qui battait alors son plein à la faveur des discordes de l'État. La mère Angélique avec sa voix de sirène, son penchant à la direction, le charme de sa conversation, la séduction qu'elle exerça sur tous ceux qui l'approchèrent, n'eut pas de peine à gagner à ses vues la faible Catherine, et à la dominer entièrement. Mesurant d'un regard son incapacité réelle, elle l'effraya bientôt par la considération de son insuffisance et de la grandeur de sa charge.
« A-t-on assez remarqué ce penchant du Jansénisme à jeter le trouble et l'inquiétude dans les âmes? » demande l'abbé Alliot. Les entretiens de l'abbesse de Gif et de la mère Angélique ne tardèrent pas à porter leurs fruits. Prise de scrupules affreux, et de doutes qui la torturent, Catherine considère sans cesse que son élévation au siège abbatial a été une affaire de famille, plutôt qu'un appel de Dieu et un mouvement de la grâce. Sous l'empire de ces graves et terribles méditations, excitée par sa rigide et sévère conseillère, elle se résout, dès le mois de novembre 1653, à donner sa démission, et à quitter l'abbaye, qu'elle était d'ailleurs incapable, mais non pas indigne comme elle le disait, de gouverner.
Madame de Morant quitta Gif après y avoir exercé la prélature un peu plus de deux ans. « Elle n'avait rendu à la maison aucun service, si ce n'est celui de donner sa démission » dit l'abbé Alliot. Désireuse de vivre plus près de ses chères conseillères, et sous leur direction immédiate, elle voulut se retirer à Port-Royal de Paris. Là, ses illusions ne furent pas de longue durée. Incapable de rien entendre aux disputes de la grâce et aux subtilités du Jansénisme; entêtée comme tous les esprits bornés; poussée par sa famille qui tenait essentiellement à ne pas se brouiller avec le pouvoir, elle quitta ce monastère, rentra à Gif, et un peu plus tard s'en alla à l'abbaye de Malnouë, où elle vécut dans l'oubli.
Quelques biographes de Catherine de Morant ont fait d'elle une janséniste dangereuse, et n'ont pas craint d'affirmer que gagnée par la Mère Angélique, elle s'était retirée près d'elle, et était morte à Port-Royal. Si Catherine Morant fut janséniste, elle ne fut jamais dangereuse, car elle n'entendait rien aux disputes de la secte, et on ne saurait, sans injustice, la ranger au nombre des appelantes ou des révoltées. Toutefois le germe de la sévérité outrée était entré par elle à Gif, et s'il n'y produisit pas des fruits immédiats , ce fut grâce aux circonstances.
Intrigues des sœurs Flavie et Dorothée
Dans sa lettre datée du 15 mars 1654 à Madame de Morant abbesse de Gif, la Mère Angélique Arnauld l'entretient sur ses intentions de résilier sa charge, et sur une fille qu'elle désirait que cette abbesse reçût chez elle. La difficulté semble venir de la communauté de Gif qui doit décider en l'assemblée capitulaire. « Nous avons bien recommandé votre affaire à nos sœurs sans la nommer. Elles prient beaucoup Dieu, et moi avec elles, afin qu'il la fasse réussir pour sa gloire et votre salut. Après que vous avez fait tout ce que vous avez pu envers les créatures, demeurez en paix ne faisant autre chose que d'offrir à Dieu les désirs qu'il vous a donnés par sa miséricorde, le suppliant de vous en donner l'effet… Je ne manquerai pas de supplier M. Singlin, lorsque je le verrai, de se souvenir de la religieuse de Boulogne. Cependant si vos sœurs se contentoient de la pension de ma sœur Flavie, avec quelque petite somme, l'affaire seroit bien plus facile, et nous quitterons très volontiers cette pension. Mais je prévois qu'elles diront que la fille est jeune et ma sœur Flavie vieille. Je vous supplie, ma chère Mère, de leur en faire la proposition, et vous verrez ce qu'elles diront… Dans une très sincère affection entièrement votre » (lettre DCXXVI).
Précisons qu'Antoine Singlin était le confesseur et le supérieur de Port-Royal. Ce prêtre eut une vie agitée à cause des persécutions de Port-Royal où la doctrine janséniste était professée. « Sa modestie et son humilité ont couvert toute sa grandeur, et aux yeux des autres et aux siens propres. S'il n'éclatoit pas par les dons de la science et de l'éloquence, il avoit uns sagesse qui le rendoit le maître des savans et des éloquens dont il régloit les sentimens et les paroles » a dit M. Fontaine. Il mourut le 17 avril 1664 (4).
En 1668, la paix de l'Église fut accordée par le pouvoir royal pour éteindre le conflit avec les Jansénistes, mais l'enlèvement des religieuses de Port-Royal de Paris n'eut pas le résultat escompté par monseigneur Hardouin de Péréfixe. Une sœur se distingua ; elle s'appelait sœur Catherine de sainte Flavie Passart ; son emploi était maîtresse des enfants dans l'abbaye de Gif. « … et elle avoit une singulière obligation aux Mères, qui l'avoient reccuë avec quelque répugnance, à cause qu'elle était religieuse d'une autre maison. Cependant, contre son devoir, et par une ingratitude qui parut horrible à tous ceux qui la connoissoient, elle fit une secrète intrigue; elle, et une autre nommée la sœur Dorothée au frère de laquelle on avoit rendu, par charité, ce qu'elle avoit apporté de bien en Religion, elle s'intrigua secrettement avec M. Chamillard et M. l'archevesque, contre ses Mères et ses sœurs, pour s'attribuer dans la maison une superiorité à laquelle il avoit toujours paru que son cœur avoit du penchant ». Finalement, les récalcitrantes furent renvoyées à Port-Royal.
Abbaye de Port-Royal des Champs (gravure fin du XVIIe s.).
Pendant l'abbatiat de Mme de Courtilz
Parmi les nouvelles venues que reçut Madame de Courtilz, abbesse de Gif qui succéda à Madame de Morant, nous trouvons l'arrivée d'une jeune fille sortant directement de Port-Royal. Elle se nommait Anne Victoire de Clermont de Monglat , était fille de François de Clermont et d'Elisabeth de Cheverny. Par sa mère elle se trouvait être la propre nièce de la prieure claustrale. Placée dès l'âge de deux ans à Port-Royal des Champs, où l'une de ses tantes, Madame d'Aumont, s'était retirée, elle avait vécu et grandi près des solitaires. Instruite dès son bas âge dans toutes les connaissances humaines, elle apprit la langue latine dès six ans et y devint en peu de temps fort habile.
Après la mort de sa tante, le monde ne pouvait guère sourire à la jeune fille, aussi demanda-t-elle l'habit religieux, qui lui fut accordé par faveur à l'âge de 14 ans. Mais quelques mois plus tard elle dut quitter Port-Royal agité par les querelles religieuses. L'ordre était impérieux, elle fut rendue à sa famille. Toutefois comme elle n'avait pas voulu quitter ses vêtements monastiques, et qu'on ne put vaincre là-dessus ses répugnances, elle entra à Gif auprès de son autre tante, et y demeura comme grande pensionnaire. Bientôt son père vint l'en arracher, espérant qu'elle pourrait rentrera Port-Royal, qui pour tant ne devait plus se rouvrir devant elle. Après trois ans passés dans sa famille, elle rentra de nouveau à Gif le 1er octobre 1665, et fit profession le 17 février 1667. Nous ne saurions dire que ce fut pour le plus grand bonheur de l'abbaye puisqu'elle porta la crosse plus tard.
À partir de 1661, l e Jansénisme battait son plein dans le diocèse de Paris; les Bénédictins en étaient déjà suspects, et le nouvel archevêque Hardouin de Péréfixe veillait avec un soin jaloux sur les communautés religieuses soumises à sa juridiction, spécialement sur celles qui, comme la nôtre, se trouvaient voisines de Port-Royal. Ce fut donc avec un véritable empressement que M. de Péréfixe accueillit la demande de l'abbesse de Gif. Celle-ci lui expose, qu'elle et sa communauté désirent obtenir le pouvoir d'élire un visiteur séculier. Il commet M. Charton, grand Pénitencier de Notre-Dame, pour faire une enquête sur ce sujet (5).
Le Jansénisme à Gif
« Le Jansénisme apporté à l'abbaye par Catherine Morant, habilement cultivé par Victoire de Clermont, y a dès lors poussé quelques racines, qui, à leur tour, se sont développées et apportent comme fruit la discorde » expose l'abbé Alliot. Toutefois ce n'est pas encore le Jansénisme doctrinal. À part une ou deux, les religieuses de Gif sont peu instruites. Toutes ont signé, sans savoir pourquoi, mais sans résistance et sans observations, le Formulaire , lorsqu'on le leur a présenté. L'abbesse s'est bornée à apprendre les choses usuelles de la vie religieuse et bénédictine. Elle est calme de caractère et d'âge; femme d'affaires plus que de doctrine, on l'étonnerait très fort, si on lui parlait de grâce efficace et suffisante, de l' Augustinus , qu'elle ne lira jamais, du sens des cinq propositions, du fait et du droit, et de toutes ces grandes questions sur lesquelles on était si fort à Port-Royal. Enfin, Victoire de Clermont est bien jeune ; prudente et habile, elle se tait et se dissimule dans l'ombre. La doctrine peut donc encore paraître intacte ou à peu près. Le Jansénisme, puisque Jansénisme il y a, est plutôt une affaire de sentiment…
Avec Anne Victoire de Clermont de Monglat qui porte la crosse depuis 1676, le Jansénisme dogmatique prend possession de l'abbaye Notre-Dame du Val de Gif . Il n'en sortira plus; il ne fera désormais qu'y croître et s'y développer, jusqu'à ce qu'il amène la ruine totale et complète du monastère. Nous voyons arriver Simon Akakia, Janséniste éprouvé dont la principale mission est de veiller à ce qu'aucune personne étrangère à la secte n'entre à l'abbaye, n'entretienne les religieuses et n'essaie de leur dévoiler l'erreur dans laquelle elles s'enfoncent. La rigidité de l'abbesse de Gif a des conséquences fâcheuses pour le couvent, rien moins qu'un dépeuplement.
En 1680, mademoiselle Louis-Catherine de Grignan, fille de M. de Grignan et d'Angélique d'Angennes, ne s'accordant pas avec sa belle-mère, déclara son intention de se retirer dans un couvent. Dans sa lettre du 18 août, Mme de Sévigné témoigna son admiration très vive pour « cette créature choisie et distinguée, pour ce vase d'élection ». Une lettre de 1684 nous apprend qu'elle partit alors secrètement de chez sa belle-mère, avec qui elle était à Paris, fuyant un projet de mariage. « Elle alla se jeter dans l'abbaye de Gif voisine de Chevreuse », dit Mme de Sévigné. Elle ne s'y trouva pas bien, et en voulut sortir l'année suivante. Quelques mois plus tard, au commencement de 1686, mademoiselle de Grignan entra aux grandes Carmélites du faubourg Saint-Jacques, et y prit l'habit le 3 mai. Dans sa lettre du 4 octobre 1684, Mme de Sévigné écrivait à sa fille qui s'inquiétait de Louise-Catherine « Je m'attendois bien, ma bonne, que vous ne tarderiez pas d'aller à Gif ; ce voyage étoit tout naturel : j'espère bien que vous m'en direz des nouvelles, et de l'effet de cette retraite pour le mariage et l'opiniâtreté de M. de Montaussier à demander des choses inouïes… ».
Les recommandations du cardinal de Noailles
En 1696, le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, et Monsieur Châtelain, chanoine de l'église de Paris, ne peuvent être récusés pour l'éloge de Port-Royal des Champs et les recommandations à l'abbaye de Gif. Voici les propres termes de ce dernier : « Mr de Noailles, archevêque de Paris, revenant un jour de Port-Royal des Champs, entra chez la duchesse de Noailles sa mère, dans la première cour de l'archevêché. Il étoit si touché de la régularité et de la piété qu'il avoit vûes dans ce monastère, qu'il ne pût retenir les transports de joie où il étoit. Il parla long-temps avec admiration des vertus singulières de cette communauté ; disant, qu'il n'y en avoit point de pareille ; qu'il souhaiteroit que toutes les autres de son diocèse l'imitassent, qu'il avoit passé par Gif en revenant, et leur avoit dit de prendre les religieuses de Port-Royal pour modèle, et qu'elles s'y conformassent en tout, jusqu'à la manière d'orner avec simplicité et propreté leur église. Il ne pouvoit finir, tant il étoit charmé. J'étois présent à cette conversation ».
Le 30 septembre 1701, révérende mère Anne-Victoire de Clermont-Monglat, avait été élevée à Port-Royal, et fut forcée, quoiqu'ayant l'habit de novice, de le quitter, ainsi que les autres, en 1661. L'abbaye de Gif lui donna retraite, et devenue malgré elle abbesse de cette maison, elle en fut la réformatrice. Une ferveur toujours soutenue, une pénitence des plus austères, des maladies fréquentes pendant lesquelles ainsi qu'en santé elle ne voulait personne pour la servir, faisaient l'étonnement de ses filles. L'obéissance lui parut si préférable au droit de commander, que 15 ans avant sa mort elle se démit de son abbaye, et devint simple religieuse. Elle repose à Gif âgée de 55 ans, dont trente-quatre et demi de profession. Madame d'Orval sui succéda.
Le 16 juillet 1705, la Bulle « Vineam Domini » de Clément XI est un texte publié contre le Jansénisme français, dans laquelle le pape conseillait de prendre des mesures énergiques contre tous les récalcitrants. En France où la bulle fut mal accueillie par les évêques antijansénistes eux-mêmes et par Louis XIV, car elle contenait une clause anti-gallicane. Cette bulle n'avait jamais été étudiée pour elle-même, à la différence des autres bulles antijansénistes. Aussitôt, l'archevêque de Paris publia un mandement : « Moi, Louis-Antoine de Noailles, ect. Nous avons vû avec une véritable douleur les efforts que les esprits inquiets ont fait depuis quelques années, pour renouveller les contestations sur le Jansénisme, et pour affoiblir par des écrits remplis de faussetés… ». Ces lettres furent adressées aux doyens ruraux du diocèse. Le seul doyen rural de Châteaufort ne les reçut pas par oubli réel ou volontaire.
Au début du mois de mars 1706, la curie parisienne exigea un certificat par écrit de la publication de la bulle et du mandement. On avait pris la précaution d'en demander un à l'abbaye de Gif huit jours avant de l'exiger de Port-Royal. « C'était une ruse pour diminuer autant qu'on pouvoit les défiances qui devoient naître de ce procédé… ». Le 14 mars, l'abbé Gilbert, grand vicaire et supérieur de Port-Royal mis dans les mains de l'abbé Marigner, confesseur de religieuses, le certificat de Gif qu'il considérait comme modèle pour Port-Royal « … on ne vous en demande qu'un pareil : copiez-le vous-même ». Ce certificat était conçu en ces termes : « Les Bulles et Ordonnances ci-dessus ont été lûes et publiées à la grille de l'église et abbaye de Gif par nous prêtre soussigné, proposé à la conduité des Religieuses, et reçues avec le respect dû à Sa Sainteté et à son Eminence pare les religieuses, le dimanche IVème de Carême de l'an 1706. Signé Mornay ». A vrai dire ce certificat n'était pas ne comportait pas le terme « soûmission » qui aurait pu être mal interprété par les sœurs de Port-Royal. Les difficultés arrivent du côté de l'archevêché qui n'accepte pas la réserve de Port-Royal « nous n'avons pas pu nous dispenser de faire la réserve portée en notre certificat, et considérer qu'on ne doit pas nous opposer l'exemple des religieuses de Gif, dont le certificat est pur et simple, et sans aucune clause ni déclaration ».
Au cours de l'année 1708, l'une de ces religieuse nommée de Périgny, avait été pensionnaire dans sa jeunesse à Port-Royal des Champs et était entrée à Gif à cause de la défense de recevoir des filles à Port-Royal. L'autre nommée de La Vieux-Ville ne trouvant point assez de régularité dans sa maison, avoit demandé autrefois à M. de Noailles un couvent plus austère et plus exact à l'observance de la règle. Le dignitaire lui parla de Port-Royal des Champs comme de la maison la plus régulière qu'il connût, et ajouta « qu'il n'en sçavoit point où il se fît plus de bien, qu'il souhaiteroit fort qu'elle y fut, mais qu'on ne pouvait pas y entrer ». Il lui indiqua ensuite l'abbaye de Gif comme un supplément de cette maison, et la sœur de La Vieux-Ville y passa. L'archevêque alla faire visite quelque temps après à Gif en revenant de Port-Royal, ainsi que nous l'avons rapporté à la fin de 1697. Il s'y étendit en éloges sur Port-Royal des Champs et engagea en particulier cette religieuse et en général toute la communauté de Gif à prendre les religieuses de Port-Royal pour modèle, et de s'y conformer en tout, jusqu'à la manière d'orner avec simplicité et propreté leur église. La sœur de La Vieux-Ville n'avait point oublié cette exhortation, et l'avait même mise en pratique ; mais elle s'en servit contre le cardinal dans le temps où Port-Royal n'avait pas pour lui la même considération.
En conclusion, notons que les relations entre les deux abbayes eurent des suites fatales. Après la seconde vague de persécution, les religieuses de Port-Royal-des-Champs furent expulsées en 1709 et l'abbaye, haut lieu de la résistance janséniste à Louis XIV, fut détruite en 1711. Sous l'abbatiat de Françoise de Ségur , le Jansénisme calme et modéré rayonna à l'abbaye Notre-Dame du Val de Gif , mais attira les reproches du pouvoir, puis des sanctions, jusqu'à l'interdiction de recruter des novices et la fermeture du couvent dont les biens furent mis sous séquestre par arrêt du Conseil d'État en 1783.
À suivre…
Notes
(1) P. Guilbert, Mémoires historiques et chronologiques sur l'abbaye de Port-Royal des Champs , t. III (Utrecht, 1755).
(2) M. Du Fossé, Mémoires pour servir à l'Histoire de Port-Royal , t. I (Utrecht, 1742).
(3) M. P. Faugère, Lettres de la mère Agnès Arnauld, abbesse de Port-Royal , t. I (chez Benjamin Duprat, Paris, 1858).
(4) M. Fontaine, Mémoires pour servir à l'Histoire de Port-Royal , t. IV (Cologne, 1753).
(5) Les converses, postulantes, pensionnaires des deux maisons de Port-Royal à Paris et aux Champs lors de la persécution qui commença dans le mois d'avril 1661, sont dirigées par la mère Catherine Agnès de Saint-Paul Arnauld, abbesse qui est secondée par la mère Marie Angélique de Sainte Madeleine Arnauld, ancienne abbesse, la mère Madeleine de Sainte Agnès de Ligny, prieure, sœur Marie Dorothée l'Incarnation le Conte, sous-prieure, sœur Angélique Agnès de Saint-Jean Arnauld, sous-prieure et maîtresse des novices. La maison comprend 111 religieuses professes, 90 sœurs du chœur, et 21 converses, 5 novices du chœur. Port-Royal des Champs abrite 7 postulantes et 25 pensionnaires.