Les malheurs de la moniale de Gif
Dans cette chronique nous donnons la Nouvelle numéro 22 de l' Heptaméron , œuvre de Marguerite d'Angoulême, sœur de François 1er. Ce récit, sous forme de conte dont l'action se situe à l'abbaye Notre-Dame du Val de Gif au début du XVIe siècle, concerne une jeune moniale qui fut attaquée par son confesseur. (1).
C. Julien, - Février 2014
Première page du manuscript de l'Heptaméron.
L'amour est le sujet principal de l'Heptaméron. Des histoires dont les personnages sont infidèles ou lubriques sont souvent narrées par les devisants qui sont des familiers de l'auteur, caches sous des pseudonymes. C'est un amour charnel dont il s'agit, avec un mélange de tromperie et de malice. Ce sont des histoires grivoises de moines et de prêtres débauchés qui s'inscrivent dans la tradition des fabliaux, mais bien que la grivoiserie domine, l'auteur évite les détails grossiers, les termes crus. Ces nouvelles témoignent non seulement de l'anticléricalisme médiéval mais également de la pensée évangéliste de Marguerite d'Angoulême. Nous sommes à l'époque où le ferment luthérien ou calvinisme prend prise sur les peuples.
Marguerite d'Angoulême, fille de Charles d'Orléans, comte d'Angoulême, et de Louise de Savoie, naquit le 11 avril 1492, dans le vieux château de la ville d'Angoulême. Son frère unique, François d'Angoulême, né deux ans après elle, devint roi de France sous le nom de François 1er. La nature les avait richement dotés, l'une d'une intelligence extraordinaire, comprenant le latin, le grec et même l'hébreu, l'autre des vertus héroïques de la chevalerie. François qui aimait tendrement sa soeur, l'appelait sa mignonne ou la Marguerite des Marguerites. Marguerite meurt le 21 décembre 1549.
L'identité des devisants, personnages déclarant leur opinion dans chaque nouvelle, a fait couler beaucoup d'encre. Marguerite a utilisé la science de l'anagramme, très en vogue à l'époque, pour mettre en scène ses proches. Selon ce système, elle devient Parlamente , Oisille est Louise de Savoie, sa mère, Nomerfide désigne Françoise de Fiedmarcon, et son mari le mari est Saffredent ; Géburon pourrait représenter Monsieur de Buyre, alors que Ennasuite est une femme dont on ignore l'identité.
Le contexte
Au cours de la première moitié du XVIe siècle, les élites ecclésiastiques voulaient imposer la réforme des couvents où les règles monastiques s'étaient relâchées au XVe siècle, conséquence de la désorganisation de la société civile et religieuse. Réformation de religion signifie donc réforme d'ordre religieux ou de couvent. Dans le diocèse de Paris « l'évêque vouloit procéder à la réforme mais la forme d'y procéder est estrange… il veut faire procéder à son appétit à l'élection. Il semble que la susdite réformation ne fut que pour parvenir à ladicte élection… ». Ainsi, dans la vingt-deuxième nouvelle de l' Heptaméron , Marguerite de Navarre s'en prend violemment au réformateur de Saint-Martin des Champs. Il s'agit d'Étienne Gentil qui fut prieur de ce monastère clunisien installé à Paris, depuis le 15 décembre 1508 jusqu'au 6 novembre 1556, époque de sa mort. ( Gallia Christiana , t. VII, p. 539).
Visiteur des moniales, réputé austère, il apparaît avant tout sous la plume de Marguerite comme un hypocrite, un lubrique et un manipulateur d'élection ? Ne promet-il pas à la religieuse de Gif pour l'amadouer de la « faire élire abbesse de l'une des trois meilleures abbayes du royaume ». Pour parvenir à ses fins, il fait transférer l'abbesse de Gif, tante de la moniale qu'il convoite, vers une autre abbaye au motif de la réformer et fait élire à Gif une moniale acquise à sa cause. Il peut effectuer ses mutations avec d'autant plus d'aisance « qu'il avoit en sa main toutes les voix des religieuses ». Le réformateur ressemble à un manipulateur ou à un bafoueur d'élection » (2). La jeune victime est Marie Heroet qui est sans doute parente du poète Antoine Heroet ou Herouet, auteur de la Parfaite amie , valet de chambre et secrétaire de la reine de Navarre. C'est peut-être lui que la Nouvelle qualifie de sage et honnête gentilhomme, frère de la victime du prieur de Saint-Martin-des-Champs.
La nouvelle XXII
Nous donnons le texte en vieux français qui, sous le titre « Sœur Marie Heroet, sollicitée de son honneur par un prieur de Sainct Martin des Champs avec la grâce de Dieu, emporta la victoire contre ses fortes tentations, à la .grand'confusiou du prieur et à l'exaltation d'elle », présente un certain intérêt du point de vue lexicologique qui fut légèrement modifié par la transcription du XIXe siècle.
« En la ville de Paris, il y avoit ung prieur de Sainct Martin des Champs, duquel je tairay le nom pour l'amitié que je luy ay portée. Sa vie, jusques en l'aage de cinquante ans, fut si austère, que le bruict de sa saincteté courut par tout le royaume, tant qu'il n'y avoit prince ne princesse qui ne luy feist grand honneur, quand il les venoit veoir. Et ne se faisoit reformation de religion, qui ne fust faicte par sa main, car on le nommoit le père de vraye religion. Il fust esleu visiteur de la grande religion des dames de Fontevrault, desquelles il estoit tant crainct, que, quand il venoit en quelqu'un de leurs monastères, toutes les religieuses trembloient de la craincte qu'elles avoient de luy.
« Et, pour l'appaiser des grandes rigueurs qu'il leur tenoit, le traictoient comme elles eussent faict la personne du Roy ; ce que au commencementil refusoit, mais, à la fin, venant sur les cinquante cinq ans, commença à trouver tort bon le traictement qu'il avoit au commencement desprisé, et s'estimant luy-mesme le bien public de toute religion, desira de conserver sa santé mieulx qu'il n'avoit accoustumé. Et, combien que sa reigle portast de jamais ne manger chair, il s'en dispensa luy-mesme, ce qu'il ne faisoit à nul autre, disant que sur luy estoit tout le faiz de la religion. Parquoy, bien se festoya, que, d'un moyne bien meigre, il en feit ung bien gras. Et, à ceste mutation de vivre, se feyt une mutation de cueur telle, qu'il commencea à regarder les visaiges, dont paravant avoit faict conscience; et, en regardant les beaultez que les voiles rendent plus désirables, commencea à les convoicter. Doncques, pour satisfaire à ceste convoitise, chercha tant de moyens subtils, qu'a la parfin, de pasteur, il devint loup; tellement que, en plusieurs bonnes religions, s'il s'en trouvoit quelqu'une ung peu sotte, il ne failloit à la decepvoir. Mais, après avoir longuement continué ceste meschante vie, la Bonté divine, qui print pitié des pauvres brebis esgarées, ne voulut plus endurer la gloire de ce malheureux régner, ainsy que vous verrez.
Un confesseur vieux et laid avec de la goutte
« Ung jour, allant visiter ung couvent près de Paris, qui se nomme Gif, advint que, en confessant toutes les religieuses, en trouva une nommée Marie Heroet, dont la parole estoit si doulce et agréable, qu'elle promectoit le visaige et le cueur estre de mesme. Parquoy, seulement pour l'ouyr, fut esmeu en une passion d'amour, qui passoit toutes celles qu'il avoit eues aux autres religieuses et, en parlant à elle, se baissa fort pour la regarder, et apparceut la bouche si rouge et si prisante, qu'il ne se peut tenir de luy hausser le voile pour veoir si les oeilz accompaignoient le demeurant, ce qu'il trouva dont son cueur fut remply d'une ardeur si véhémente, qu' il perdit le boire et le manger et toute contenance , combien qu'il la dissimuloit. Et, quand il fut retourné en son prieuré, il ne povoit trouver repos ; parquoy, en grande inquiétude passoit les jours et les nuictz, en cherchant les moyens comme il pourroit parvenir à son désir, et faire d'elle comme il avoit faict de plusieurs autres. Ce qu'il craingnoit estre difficile pour ce qu'il la trouvoit saige en paroles, et d'un esprit si subtil, qu'il ne povoit avoir grande espérance et, d'autre part, se voyoit si laid et si vieulx, qu'il delibera de ne luy en parler point, mais de chercher à la gaingner par craincte.
« Parquoy, bien tost après, s'en retourna au dict monastere de Gif; auquel lieu se monstra plus austère qu'il n'avoit jamais faict, se courrouçant à toutes les religieuses, reprenant l'une que son voile n'estoit pas assez bas, l'autre qu'elle haulsoit trop la teste, et l'autre qu'elle ne faisoit pas bien la révérence en religieuse. En tous ces petiz cas, se monstroit si austère, que l'on le craingnoit, comme ung Dieu painct en jugement. Et, luy, qui avoit les gouttes, se travailla tant de visiter les lieux réguliers, que, environ l'heure de vespres, heure par luy apostée, se trouva au dortouer. L'abbesse luy dist « Père révérend, il est temps de dire vespres? et à quoy il respondit « Allez, mère, allez, faictes les dire car je suys si las, que je demeureray ici, non pour reposer, mais pour parler à seur Marie, de laquelle j'ay oy très mauvais rapport: car l'on m'a dict qu'elle caquette, comme si c'estoit une mondaine ». L'abbesse, qui estoit tante de sa mère, le pria de la bien chapitrer, et la luy laissa toute seule, sinon ung jeune religieux qui estoit avecq luy.
L'agression caractérisée
« Quand il se trouva seul avecq seur Marie, commencea à luy lever le voile, et luy commander qu'elle le regardast. Elle luy respondit que sa reigle luy deffendoitde regarder les hommes. «C'est bien dict, ma fille, luy dist-il, mais il ne fault pas que vous estimiez qu'entre nous religieux soyons hommes». Parquoy, seur Marie, craingnant faillir par désobéissance, le regarda au visage; elle le trouva si laid, qu'elle pensa faire plus de pénitence que de péché à le regarder. Le beau-père, après luy avoir dict plusieurs propos de la grande amitié qu'il luy portoit, luy voulut mettre la main au tétin qui fut par elle repoulse comme elle debvoit; et fut si courroucé, qu'il luydist Faut-il qu'une religieuse scaiche qu'elle ait des tétins? ». Elle luy dist « Je sçay que j'en ay, et certainement, que vous ny autre n'y toucherez point; car je ne suis pas si jeune et ignorante que je n'entende bien ce qui est péché de ce qui ne l'est pas » (3).
« Et quand il veid que ses propos ne la povoient gaingner, luy en va bailler d'un autre, disant : « Hélas, ma fille, il faut que je vous déclaire mon extrême nécessité; c'est que j'ay une maladie que tous les médecins trouvent incurable, sinon que je me resjouisse et mejoue avecq quelque femme que j'ayme bien fort. De moy, je ne vouldrois, pour mourir, faire ung péché mortel, mais, quand l'on viendroit jusques là, je sçay que simple fornication n'est nullement à comparer à pécher d'homicide. Parquoy, si vous aymez ma vie, en saulvant vostre conscience de crudetité, vous me la saulverez » (4). Elle luy demanda quelle façon de jeu il entendoit faire. Il luy dist qu'elle povoit bien reposer sa conscience sur la sienne, et qu'il ne feroit chose, dont l'une ne l'autre fust chargé. Et, pour luy monstrer le commencement du passe temps qu'il demandoit, la vint embrasser et essayer de la jetter sur ung lict. Elle, congnoissant sa meschante intention, se deffendit si bien et de paroles et de bras, qu'il n'eut povoir de toucher que à ses habillemens. À l'heure, quand il veid toutes ses inventions et efforts estre tournés en riens, comme ung homme furieux et non seullement hors de conscience, mais de raison naturelle, luy meit la main soubz la robbe, et tout ce qu'il peut toucher des ongles esgratigna de telle fureur, que la pauvre fille, en criant bien fort, de tout son hault tumba à terre, toute esvanouye. Et, à ce cry, entra l'abbesse dans le dortouer où elle estoit laquelle, estant à vespres, se souvint avoir laissé ceste religieuse seule avecq le beau père, qui estoit fille de sa niepce; dont elle eut ung scrupule en sa conscience, qui luy feit laisser vespres et aller à la porte du dortouer escouter que l'on faisoit; mais, oyant la voix de sa niepce, poussa la porte que le jeune moyne tenoit. Et quand le prieur veid venir l'abbesse, en luy monstrant sa niepce esvanouye, lui dist : « Sans faulte, notre mère, vous avez grand tort que vous ne m'avez dict les conditions de seur Marie car, ignorant sa debilité, je l'ay faict tenir debout devant moy, et, en la chapitrant, s'est esvanouye comme vous voyez ». Ilz la feirent revenir avec vin aigre et autres choses propices; et trouverent que de sa cheute elle estoit blessée à la teste.
« Et, quand elle fut revenue, le prieur, craingnant qu'elle comptast à sa tante l'occasion de son mal, luy dist à part « Ma fille, je vous commande, soubz peine d'inobédience et d'estre dampnée, que vous n'aiez jamais à parler de ce que je vous ay faict icy, car entendez que l'extrémité d'amour m'y a contrainct. Et, puis que je voy que vous ne voulez aymer, je ne vous en parleray jamais que ceste fois, vous asseurant que, si vous me voulez aymer, je vous feray eslire abbesse de l'une des trois mellieures abbayes de ce royaulme ». Mais elle luy respondit qu'elle aymoit mieux mourir en chartre perpétuelle, que d'avoir jamais autre amy que Celluy qui estoit mort pour elle en la croix, avecq lequel elle aymoit mieulx souffrir tous les maulx que le monde pourroit donner, que contre luy avoir tous les biens; et qu'il n'eut plus à luy parler de ces propos, ou elle le diroit à la mère abbesse, mais, qu'en se taisant elle s'en tairoit. Ainsy s'en alla ce mauvais pasteur, lequel, pour se monstrer tout autre qu'il n'estoit, et pour encores avoir le plaisir de regarder celle qu'il aymoit, se retourna vers l'abbesse, luy disant : « Ma mère, je vous prie, faictes chanter à toutes voz filles ung Salve Regina, en l'honneur de ceste vierge où j'ay mon esperance ». Ce qui fut faict durant lequel ce regnard ne feit que pleurer, non d'autre dévotion que de regret qu'il avoit de n'estre venu au dessus de la sienne. Et toutes les religieuses, pensans, que ce fust d'amour à la vierge Marie, l'estimoient ung sainct homme. Seur Marie, qui congnoissoit sa malice, prioit en son cueur de confondre celluy qui desprisoit tant la virginité.
La machination du prieur
« Ainsy s'en alla cest hyppocrite à Sainct-Martin; auquel lieu ce meschant f'eu, qu'il avoit en son cueur, ne cessa de brusler jour et nuict et de chercher toutes les inventions possibles pour venir à ses fins. Et, pour ce que sur toutes choses il craingnoit l'abbesse qui estoit femme vertueuse, il pensa le moyen de l'oster de ce monastère. S'en alla vers, Madame de Vendosme, pour l'heure demeurant à La Fère, où elle avoit édifié et fondé ung couvent de Saint-Benoist, nommé le Mont d'Olivet. Et, comme celluy qui estoit le souverain réformateur luy donna à entendre que l'abbesse du dict Mont Olivet n'estoit pas assez suffisante pour gouverner une telle communauté, la bonne dame le pria de luy en donner une autre, qui fust digne de cest office. Et luy, qui ne demandoit autre chose, luy conseilla de prendre l'abbesse de Gif pour la plus suffisante qui fust en France. Madame de Vendosme incontinant l'envoya quérir, et luy donna la charge de son monastère du Mont d'Olivet. Le prieur de Sainct Martin, qui avoit en sa main les voix de toute la religion [la communauté religieuse], feit eslire à Gif une abbesse à sa dévotion.
Marie de Luxembourg, comtesse de Saint-Paul, qui était veuve en secondes noces de François de Bourbon, comte de Vendôme, mort en 1495, vivait retirée dans son château de La Fère, auprès duquel elle avait fondée, en 1518, un couvent de bénédictines, qu'on appelait le Cuirance. C'est ce couvent que la reine de Navarre nomme le mont d'Olivet. Madame de Vendôme mourut le 1er avril 1546, dans un âge très avancé.
Page de garde de l'Heptaméron (édition de 1559).
« Et, après ceste eslection, il s'en alla au dict lieu de Gif essayer encores une autre fois si par prière ou par doulceur il pourroit gaingner seur Marie Heroet. Et, voyant qu'il n'y avoit nul ordre [espoir de réussir], retourna, désespéré, à son prieuré de Sainct Martin auquel lieu, pour venir à sa fin et pour se venger de celle qui luy estoit trop cruelle, de paour que son affaire fust esventée, feit desrober secrètement les relicques du dict prieuré de Gif, de nuit; et meit à sus au confesseur de leans [mit sur le compte du confesseur du couvent], fort viel et homme de bien, que c'estoit luy qui les avoit desrobées. Et, pour ceste cause, le meit en prison a Sainct Martin. Et, durant qu'il le tenoit prisonnier, suscita deux tesmoings, lesquels ignoramment signèrent ce que monsieur de Sainct Martin leur commanda : c'estoit qu'ilz avoient veu dedans ung jardin le dict confesseur avecq seur Marie en acte villain et deshonneste; ce qu'il voulut faire advouer au viel retigieux. Mais ,luy, qui sçavoit toutes les faultes de son prieur, le supplia l'envoier en chapitre, et que là devant tous les religieux il diroit la vérité de tout ce qu'il en sçavoit. Le prieur, craingnant que la justification du confesseur fust sa condamnation, ne voulut point entériner cette requeste. Mais, le trouvant ferme en son propos, le traicta si mal en prison, que les ungs dirent qu'il y mourut, et les autres, qu'il le contraingnit de laisser son habit, et de s'en aller hors du royaulme de France; quoy qu'il en soit, jamais depuis on ne le veit.
Un personnage inqualifiable
« Quand le prieur estima avoir une telle prise sur seur Marie, s'en alla en la religion où l'abbesse, faicte à sa poste ne le contredisoit en rien ; et là commencea de vouloir user de son auctorité de visiteur, et feit venir toutes les religieuses, l'une après l'autre, en une chambre pour les oyr en forme de visitation. Et, quand ce fut au rang de seur Marie qui avoit perdu sa bonne tante, il commencea à luy dire : « Seur Marie, vous sçavez de quel crime vous estes accusée, et que la dissimulation, que vous faictes d'estre tant chaste, ne vous a de rien servy, car on congnoist bien que vous estes tout le contraire ». Seur Marie luy respondit, d'un visaige asseuré : « Faictes-moy venir celluy qui m'accuse, et vous verrez si devant moy il demeurera en sa mauvaise oppinion ? ». Il luy dist : « Il ne nous fault aultre preuve, puisque le confesseur a esté convaincu ». Seur Marie luy dit «Je le pense si homme de bien, qu'il n'aura point confessé une telle mensonge ; mais quand ainsi seroit, faictes-le venir devant moy et je prouveray le contraire de son dire ».
« Le prieur, voyant que en nulle sorte ne la povoit estonner, luy dist « Je suis vostre père, qui désire saulver vostre honneur pour ceste cause, je remectz cette verité à vostre conscience, à laquelle je adjousteray foy. Je vous demande et vous conjure, sur peine de péché mortel, de me dire vérité, assavoir-mon si vous estiez vierge, quand vous fustes mise céans? ». Elle luy respondit : « Mon père, l'aage de cinq ans que j'avois doibt estre seule tesmoing de ma virginité. Or bien doncques, ma fille, dist le prieur, depuis cest temps-là avez-vous point perdu ceste fleur? ». Elle luy jura que non, et que jamais n'y avoit trové empeschement que de luy. À quoy il dist qu'il ne le pouvoit croire, et que la chose gisoit en preuve : « Quelle preuve, dist-elle, vous en plaist-il faire? – Comme je fais aux aultres, dist le prieur; car, ainsi que je suis visiteur des âmes, aussi suis-je visiteur des corps. Vos abbesses et prieures ont passé par mes mains; vous ne devez craindre que je visite vostre virginité; parquoy,jectez-vous sur le lict, et mettez le devant de vostre habillement sur vostre visaige. Seur Marie luy respondit par collere : « Vous m'avez tant tenu de propos de la folle amour que vous me portez, que j'estime plustost que vous me voulez ester ma virginité, que de la visiter parquoy entendez que jamais je ne m'y consentiray ». Alors il luy dist qu'elle estoit excommuniée de refuser l'obédience de saincte religion, et, si elle ne consentoit, qu'il la deshonoreroit en plain chapitre, et diroit le mal qu'il sçavoit entre elle et le confesseur. Mais, elle, d'un visaige sans paour, luy repondit : « Celluy qui congnoist le cueur de ses serviteurs me rendra autant d'honneur devant luy, que vous me sçauriez faire de honte devant les hommes. Parquoy, puisque vostre malice en est jusques là, j'ayme mieulx qu'elle paracheve sa cruautté envers moy, que le désir de son mauvais voulloir, car je scay que Dieu est juste juge ». À l'heure, il s'en alla assembler tout le chapitre, et feit venir devant luy à genoulx seur Marie, à laquelle il dist par un merveilleux despit : « Seur Marie, il me desplaist que les bonnes admonitions que je vous ay données ont esté inutiles en vostre endroict, et que vous estes tumbée en tel inconvénient, que je suis contrainct de vous imposer pénitence contre ma coutume c'est que, ayant examiné vostre confesseur sur aucuns crimes à luy imposez, m'a confessé avoir abusé de vostre personne au lieu où les tosmoings disent l'avoir veu. Parquoy, ainsi que je vous avois eslevée en estat honorable et maistresse des novices, je ordonne que vous soyez mise non seullement la dernière de toutes, mais mengeant à terre, devant toutes les seurs, pain et eaue, jusques a ce que l'on congnoisse votre contrition suffisante d'avoir grâce ».
« Seur Marie, estant advertye par une de ses compaignes qui entendoit toute son affaire, que, si elle respondoit chose qui despleust au prieur, il la mectroit in pace , c'est à dire en chartre [prison] perpétuelle, endura ceste sentence, levant les oeilz au ciel, priant Celluy qui a esté sa résistance contre le péché, vouloir estre sa patiente contre la tribulation. Encores deffendit le prieur de Sainct-Martin, que quand sa mère ou ses parens viendroient, que l'on ne la souffrist de trois ans parler à eulx, ni escrire, sinon lettres faictes en la communauté.
« Ainsi s'en alla ce malheureux homme, sans plus y revenir; et fut ceste pauvre fille long temps en la tribulation que vous avez ouye. Mais sa mère, qui sur tous ses enfans l'aymoit, voyant qu'elle n'avoitplus de nouvelles d'elle, s'en esmerveilla fort, et dist à ung sien fils, saige et honneste gentil homme, qu'elle pensoit que sa fille estoit morte, mais que les religieuses, pour avoir la pension annuelle, luy dissimuloient le priant en quelque façon, que ce fust de trouver moien de voir sa dicte seur. Incontinant, il s'en alla en la religion, en laquelle on luy feit les excuses accoustumées c'est qu'il y avoit trois ans que sa seur ne bougeoit du lict. Dont il ne se tint pas contant; et leur jura que, s'il ne la voyoit, il passeroit pardessus les murailles et forceroit le monastère. De quoy elles eurent si grande paour, qu'elles luy admenèrent sa seur à la grille, laquelle l'abbesse tenoit de si près, qu'elle ne povoit dire à son frère chose qu'elle n'entendist. Mais, elle, qui estoit saige, avoit mis par escript tout ce qui est icy dessus, avecq mille autres inventions que le dict prieur avoit trouvées pour la decepvoir, que je laisse à compter pour la longueur. Si ne veulx-je oblier à dire que, durant que sa tante estoit abbesse, pensant qu'il fust refusé par sa laideur, feit tenter seur Marie par ung beau et jeune religieux, espérant que, si par amour elle obeissoit à ce religieux, après il la pourroit avoir par craincte. Mais, dans ung jardin, où le dict jeune religieux luy tint propos avecq gestes si deshonnestes que j'aurois honte de les remémorer, la pauvre fille courut à l'abbesse qui parloit au prieur, criant « Ma mère, ce sont diables en lieu de religieux ceux qui nous viennent visiter ». Et à l'heure, le prieur, qui eut grande paour d'estre descouvert, commencea à dire en riant : « Sans faulte, ma mère, seur Marie a raison! ». Et en prenant seur Marie par la main, luy dist devant l'abbesse: « J'avois entendu que seur Marie parloit fort bien et avoit le langaige si à main, que on l'estimoit mondaine: et, pour ceste occasion, je me suis contrainct contre mon naturel luy tenir tous les propos que tes hommes mondains tiennent aux femmes, ainsi que je trouve par escript, car d'expérience j'en suis ignorant, comme le jour que je fus né; et, en pensant que ma vieillesse et laideur luy faisoient tenir propos si vertueux, j'ay commandé à mon jeune religieux de luy en tenir de semblables, à quoy vous voyez qu'elle a vertueusement résisté. Dont je l'estime si saige et vertueuse, que je veulx que doresnavant elle soit la première après vous et maistresse des novices, afin que son bon vouloir croisse tousjours de plus en plus en vertu. !
« Cest acte cy et plusieurs autres feit ce bon religieux, durant trois ans qu'il fut amoureux de la religieuse. Laquelle, comme j'ay dict, bailla par la grille à son frère tout le discours de sa piteuse histoire. Ce que le frère porta à sa mère; laquelle, toute désespérée, vint à Paris, où elle trova la Royne de Navarre, seur unique du Roy, à qui elle monstra ce piteux discours, en luy disant Madame, fiez-vous une autre fois en voz ypocritcs; je pensoys avoir mis ma fille aux faulxbourgs et chemin de paradis, et je l'ay mise en celluy d'enfer, entre les mains des pires diables qui puissent estre; car les diables ne nous tentent, s'il ne nous plaist, et ceulx-cy nous veulent avoir par force, où l'amour deffault». La Royne de Navarre fut en grande peine, car entièrement elle se confioit en ce prieur de Sainct-Martin, à qui elle avoit baillé la charge des abbesses de Montivilliers et de Caen, ses belles seurs (5). D'autre costé, le crime si grand luy donna telle horreur et envie de venger l'innocence de ceste pauvre fille, qu'elle communiqua, au chancelier du Roy, pour lors légat en France, de l'affaire (6). Et feit envoyer quérir le prieur, lequel ne trova nulle excuse, sinon qu'il avoit soixante dix ans et, parlant à la Royne de Navarre, la pria sur tous les plaisirs qu'elle luy vouldroit jamais faire, et pour récompense de tous ses services et de tous ceux qu'il avoit désir de luy faire, qu'il luy pleust de faire cesser ce procès, et qu'il confesseroit que seur Marie Heroet estoit une perle d'honneur et de virginité. La Royne de Navarre, oyant cela, fut tant esmerveillée, qu'elle ne sceut que luy respondre, mais le laissa là et le pauvre homme, tout confus, se retira en son monastère, où il ne voulut plus estre veu de personne, et ne vesquit que ung an après. Et seur Marie Heroet, estimée comme elle debvoit par les vertuz que Dieu avoit mises en elle, fut ostée de l'abbaye de Gif, où elle avoit eu tant de mal, et faicte abbesse par le don du Roy de l'abbaye de Giy près de Montargis, laquelle elle reforma et vesquit comme celle qui estoit pleine de l'esperit de Dieu, le louant toute sa vie de ce qu'il luy avoit pleu lui redonner son honneur et son repos (7).
«Voyla, mes dames, une histoire qui est bien pour monstrer ce que dict l'Evangile : Que Dieu par les choses foybles confond les fortes, et, par les inutiles aux oeilz des hommes, la gloire de ceux qui cuydent estre quelque chose et ne sont rien. Et pensez, mes dames, que, sans la grâce de Dieu, il n'y a homme où l'on doibve croire nul bien. ne si forte tentation dont avecques luy l'on n'emporte victoire, comme vous povez veoir par ta confusion de celluy qu'on estimoit juste et par l'exaltation de celle qu'on vouloit faire trouver pécheresse et meschante. En cela est vérisfié le dire de Nostre Seigneur : Qui se exaltera sera humilié, et qui se humiliera sera exalté . Hélas ce dist Oisille, que ce prieur-là a trompé de gens de bien! Car j'ay veu qu'on se fyoit plus en luy que en Dieu. - Ce ne seroit pas moy, dist Nomerfide; car j'ay une si grande horreur, quant je voy un religieux, que seullement je ne m'y sçaurois confesser: estimant qu'ils sont pires que tous les aultres hommes, et ne hantent jamais maison qu'ilz n'y laissent quelque honte ou quelque zizanie. Il y en a de bons, dit Oisille, et ne fault pasque pour les mauvais ilz soient jugez mais les meilleurs sont ceulx qui moins hantent les maisons séculières et les femmes. Vous dictes vray, dist Ennasuitte, car moins on les voyst, moins on les congnoist, et plus on les estime, pourceque la fréquentation les monstre telz qu'ilz sont. Or laissons le moustier là où il est (8), dist Nomerfide, et voyons à qui Géburon donnera sa voix ».
Portrait de Marguerite d'Angoulême par Jean Clouet.
« Géburon, pour réparer sa faute, si faute estoit d'avoir déchifré la malheureuse et abominable vie d'un méchant religieux, afin de se garder de l'ypocrisie de ses semblables, ayant telle estime de madame Oisille, qu'on doit avoir d'une dame sage et non moins sobre à dire le mal, que prompte a exalter et publier le bien qu'elle congnoissoit en autruy, luy donna sa voix : « Ce sera, dist-il, à madame Oisille, afin qu'elle die quelque chose en faveur de saincte religion. Nous avons tant juré, dist Oisille, de dire la vérité, que je ne sçaurois soustenir ceste partie. Et, aussi, en faisant vostre compte, vous m'avez remys en mémoire une si piteuse histoire, que je suis contraincte de la dire, pour ce que je suis voysine du païs où de mon temps elle est advenue; et afin, mes dames, que l'ypocrisie de ceulx qui s'estiment plus religieux que les autres, ne vous enchante l'entendement, de sorte que vostre foy, divertie de son droit .chemin, estime trouver salut en quelque autre créature, que en Celluy seul qui n'a voulu avoir compaignon à nostre création et rédemption, lequel est tout puissant pour nous saulver en la vie éternelle, et, en ceste temporelle, nous consoler et délivrer de toutes noz tribulations. Congnoissant que souvent l'ange Sathau se transforme en ange de lumière, afin que l'œil extérieur, aveuglé par l'apparence de saincteté et dévotion, ne s'arreste à ce qu'il doibt fuir, il m'a semblé bon la vous racompter, pour ce qu'elle est advenue de nostre temps ».
Enfin, remarquons que l'Heptaméron fut publié dans plusieurs éditions du XIXe siècle. Une version en français moderne fut publiée par le libraire Delongchamps en 1833 donne à la Nouvelle XXII le titre : « Un prieur, contrefaisant l'homme de bien, met tout en œuvre pour séduire une religieuse : mais enfin sa méchanceté fut découverte ».
Notes
(1) L. Jacob, L'Heptaméron des nouvelles de très-haute et très-illustre princesse Marguerite d'Angoulême , royne de Navarre (chez A. Delayas, Paris, 1861).
(2) Paul L. Jacob, Les vieux conteurs français. Les nouvelles de la reine de Navarre (A. Desrez, Paris, 1841).
(3) On disait avoir des gouttes , au lieu de dire comme aujourd'hui avoir la goutte. Ce mot, employé au pluriel, s'entendait surtout des douleurs rhumatismales. Apostée : préméditée, prévue.
(4) Crudelité signifie cruauté, de crudelitas .
(5) Catherine d'Albret, abbesse de Montivilliers, près du Havre, qui vivait encore en 1536, et Madeleine d'Albret, sa sœur, abbesse de la Trinité de Caen, morte en 1532, étaient toutes deux filles de Jean d'Albret, roi de Navarre, et par conséquent belles-sœurs de Marguerite d'Angoulême, femme d'Henri d'Albret, roi de Navarre.
(6) Antoine Duprat, cardinal-légat, chancelier de France, né le 11 janvier 1463, mort le 9 juillet 1535 avait été nommé chancelier le 7 janvier 1515, cardinal en 1527 et légat du pape 1530. Il résulte de ces dates, que les faits racontés dans cette nouvelle ont du se passer entre les années1530 et 1535.
(7) Cette abbaye était située près d'un petit village de l'Orléanais (départ. Loiret), qui porte aujourd'hui le nom de Gy-les-Nonains , à deux lieues et demie de Montargis.
(8) Expression proverbiale, qui est ici employée avec beaucoup de finesse et qui signifie « Restons-en là ».