L'abbaye de Gif pendant la Fronde

Chronique du Vieux Marcoussy --Marcoussis--------------- _-------------------------___---_--août 2012

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C. Julien

 

 

Dans cette chronique, nous nous proposons d'évoquer les évènements qui survinrent à l'abbaye Notre-Dame du Val de Gif pendant la guerre civile de la Fonde. Ce sont, en parties, les lettres échangées entre l'abbesse de Port-Royal des Champs et les sœurs bénédictines de Gif qui rapportent les ravages du Hurepoix (1). Il est généralement admis de distinguer deux phases de ces troubles graves qui frappèrent la France de 1648 à 1653 : la Fronde des parlementaires (1648-1649) et la Fronde des princes (1651-1653). Au cours de la première guerre, le roi et la cour s'enfuirent au château de Saint-Germain-en-Laye, puis Paris fut assiégée et l'armée de Turenne ravagea le Hurepoix. Un apaisement fragile fut obtenu par la paix de Saint-Germain (1er avril 1649). La seconde période d'agitation fait suite à l'emprisonnent à Vincennes puis à Marcoussis des princes de Condé, Conti et Longueville. Charles de l'Aubespine, dit Châteauneuf, (parent de la marquise de Leuville, protectrice de Gif) devient chancelier. D'avril à juin 1652, ce ne sont que courses, pillages et autres exactions dans le sud parisien, tantôt par l'armée de Turenne, tantôt par les reîtres de Condé (voir les chroniques «  La Fronde dans la région de Montlhéry  »).

Le 24 avril 1652, «  les deux armées se costoient cependant et approchoient de Paris. celle du Roy commandée par Messire le vicomte de Turenne et le mareschal d'Hocquincourt tient camps à Chastres soubz Montlhéry et celle des princes à Estampes  » . Dès le lendemain matin 25, jour de Saint-Marc, l'armée du Roy « courut au pillage » et des soldats arrivent sur les dix heures du matin dans le village de Marcoussis « par qui la n'osoit aller au dessus de Chastres de crainte de ceux d'Estampes ». Turenne ayant levé le siège d'Étampes laisse le maréchal d'Hocquincourt occuper le Hurepoix. Celui-ci partage ses troupes et établit des camps à « Chastres soubz Monthlery et Paloisiau » pour barrer la route du prince de Condé qui voulait investir Paris.

Le récit d'un contemporain dépeint la situation : «  C'estoit une chose pitoyable d'entendre les cris et les gémissements des habitans, les clameurs et les hurlements des soldats, l'estrange bruit qu'ils faisoient rompant les portes des maisons, brisant et mettant les meubles dehors qu'ils pouvoient emporter poursuivant à coup de bastons, d'espèce et de fusils, jusqu'aux femmes, enfans, vieillards, malades avec une cruauté inoüie et celle que les Turcs firent dans des pays ennemis sur des Chrestiens, sur leurs compatriotes et sur des gens qui ne leur étoient point ennemis ».Voilà en peu de mots la situation des villages à l'arrivée des mercenaires de l'armée royale qui refusaient de savoir « si les personnes ne fussent sujettes et tres soumises au Roy » et qui, n'épargnant personne, se permettaient de « piller, violer et saccager plus impunément des gens sans résistance par ce qu'ils ne croyoient point avoir d'ennemis ».

La soldatesque ne respecte rien, pas même les couvents où on espère prendre des richesses «  avecq l'espérance d'un grand butin  ». À Marcoussis, après le saccage de l'église Sainte-Madeleine et du prieuré, c'est le tour des Célestins. On comprend que dans leur couvent, les moniales soient encore plus apeurées avec tout ce qui se raconte. Fin avril 1652, l'effroi est à son comble. En fait, il faut y voir également une guerre religieuse puisque les mercenaires sont luthériens et «  ont jetté les Saintes Hosties sur la pierre de l'autel  ». Puis, un camp est établi à Paloiseau , d'où les pilleurs investissent la vallée de l'Yvette et surviennent sous les murs de l'abbaye de Gif.

 

 

Les lettres de mère Angélique

De février 1652, lettre CCCCII, à la mère prieure de Gif. Sur la disposition où elle étoit de la servir, et sur les péchés des Religieuses. Elle rassure sur la soldatesque qui parcourt la campagne. « Je vous supplie très humblement, ma chère Mère, de n'avoir jamais de pensée que vous nous puissiez importuner. Je me tiens aussi obligée de vous servir et le fais d'aussi bon cœur qu'à nos sœurs de Paris ; car je ne puis faire distinction entre toutes les Religieuses…. Je vous supplie donc de ne faire plus de cérémonie avec nous. Les soldats qui passent à cette heure ne sont pas à craindre : on les mène en diligence pour grossir l'armée des Princes, de sorte qu'ils n'ont pas le loisir de mal faire …. Pour moi, ma très chère, je m'imagine que tous les péchés de nous autres religieuses blessent plus la bonté de Dieu, que tous les crimes des hommes qui ne le connoissent point et qui n'ont pas reçu tant de grâces de lumières et de mouvemens de conversion que nous qui les négligeons par l'attache que nous avons à nos passions et à cent niaiseries. Mais je vous demande pardon, ma très chère, de vous amuser de mes pensées. Je suis, etc.

Du 14 mars 1652, lettre CCCCVII, à la mère prieure de Gif. Elle lui donne divers avis, et notamment sur l'insécurité de la région. « Nous n'avons point encore de peur, ma très chère Mère, je n'ose pourtant vous rien conseiller que je n'aie parlé à M. Singlin qui vient ce soir , et demain Dieu aidant, je vous manderai son avis. J'espère que Dieu par sa miséricorde nous conservera… Si nous apprenons quelque chose, nous ne manquerons pas de vous en avertir. Nous n'avons pas assez de foi. Donnez le meilleur ordre que vous pourrez pour vous défendre contre les voleurs qui pourroient passer, car il n'y a que cela à craindre. Je ne crois pas qu'il y ait eu autant de mal aux Religieuses d'Angers qu'on dit. Assurez-vous, ma chère Mère, que nous vous rendrons tous les services que vous désirerez à qui nous seront possibles, sans rien excepter car je suis entièrement à vous ».

De mars 1652, lettre CCCCIX, à la mère prieure de Gif. Sur les dangers de la guerre. «  On nous a voulu épouvanter aussi bien que vous ; mais nos amis qui s'y connoissent le plus ne croient pas qu'il y ait encore de péril . Si nous apprenons qu'il y en ait, nous vous en avertirons aussitôt. Je vous supplie de nous faire de même, si vous apprenez quelques nouvelles qui méritent d'être crues, car pour celles des paysans, leur effroi leur fait tout croire et tout craindre, quoique sans apparence . M. Féron nous a dit que Madame votre Abbesse lui avait fait bien froid, et il ne prétend nullement avoir part à la conduite de son esprit. Abandonnons tout à Dieu, ma très chère, et ne lui demandons que d'être très parfaitement fidèles à tout ce qu'il demandera de vous. S'il nous l'accorde comme j'espère, rien ne vous nuira. Je n'ai pas le tems d'en dire davantage  ».

Dans une lettre de mars 1652 adressée à la mère Agnès, la mère Angélique lui parle de l'amour de la pauvreté et des dispositions dans lesquelles les misères de la France devaient faire entrer les religieuses (lettre CCCCX). «  Ma chère mère… je vous envoie un morceau du pain des pauvres ; jugez à quelle extrémité ils sont réduits. Nous ne voyons que des pauvres qui nous viennent dire qu'ils n'ont mangé du jour, d'autres qu'il y a deux ou trois jours, d'autres qu'ils n'ont mangé que des choux bouillis dans de l'eau sans sel. Je vous supplie de montrer ce pain à nos sœurs, et de leur dire que je les prie pour l'amour de Dieu de considérer l'extrémité…  ».

Du 3 avril 1652, lettre CCCCXVII, à la mère prieure de Gif. Elle lui parle de son abbesse, et des réparations qu'on allait faire à Port-Royal des Champs. «  Nous n'avons reçu qu'aujourd'hui, ma très chère Mère, votre lettre du 23 février. Pour cette bonne fille dont vous parlez et qui est nièce de la sœur de Sainte Fare, nous ne l'avons pu voir étant incommodée. Ma sœur Marie Dorothée de l'Incarnation (le Conte) l'a vue, et elle dit qu'elle a bonne façon. Mais pour cette heure nous ne la saurions prendre, n'ayant point de place ; et nous allons être extrêmement incommodées pour le logement parce que l'on va travailler à rehausser notre dortoir, et à y faire deux rangs de cellules. Nous y sommes obligés pour n'avoir plus de place à Paris ni ici. Les bulles de madame votre Abbesse sont bien longues à venir : c'est du temps que Dieu vous donne pour vous préparer à la recevoir. Je ne vous plians point dans ce retardement ; c'est toujours autant de repos et un moyen de vous mieux préparer à tout ce qui peut arriver. Souvenez-vous toujours, ma très chère, que tout coopère en bien à ceux qui aiment Dieu, de sorte que nous n'avons pour nous préserver de tous les maux, qu'à prier Dieu qu'il nous donne son saint amour, puisqu'il les change toujours en de vrais biens  ».

Dans la lettre adressée le 29 avril à l'abbé de Saint-Cyran, l'abbesse de Port-Royal parle de ses peines intérieures en disant qu'elle est dans un embarras avec 50 sœurs dans son couvent. «… Cela s'est fait si à propos, que nos voisines [les religieuses de Gif] ayant différé d'un jour davantage, furent volées, démontées et obligées de faire trois lieues à pied  ». Elle précise ensuite «  La guerre est cause que nous voyons force religieuses réfugiées en cette ville et demeurantes la plupart avec leurs parents séculiers, lesquelles en entendant un sermon de M. Singlin sont toutes ravies et disent simplement qu'on ne leur prêche que des fables, ou sur nos hérésies prétendues  », en un mot la mère se défend d'être hors de la religion catholique, apostolique et romaine .

Etant à Port-Royal de Paris le 20 avril 1652, la mère Angélique s'adresse à son neveu, Antoine Le Maistre qui séjournait à Port-Royal, en lui parlant de quelques religieuses qui s'étaient retirées à Port-Royal de Paris à cause de la guerre (2). «  Je me réjouis de ce que vous avez bien des soldats. Je prie Dieu que le bruits des armes effraie tant les ennemis qu'ils n'osent approcher de vous… Nous sommes après à obtenir la permission pour nos sœurs de Notre-Dame de Liesse, qui sont dans un péril éminent, étant dans un coupe-gorge, et il s'y rencontre de grandes difficultés. Je vous supplie de les recommander à notre cher neveu de Saci, et à tous nos frères, afin qu'ils prient bien Dieu qu'il inspire M. l'archevêque de Paris. La sœur de Madame d'Aumont, religieuse à Gif vint avant-hier ici et une de nos cousines religieuses de Chanteloup. Dieu nous place toutes, et nous sommes point incommodées… Je suis toute à vous mon cher frère ».

 

 

 

Pillages et sacrilèges

Pendant toute l'année 1652, la Mère Angélique de Port-Royal entretient une correspondance assidue avec son amie la reine de Pologne Louise-Marie de Gonzague-Nevers au sujet de la guerre civile, des dévastations de la Fronde et les misères du peuple de France (3). De nombreuses lettres sont aussi adressées à l'abbé Le Maître.

Ainsi, nous voyons que les troubles de la Fronde se font sentir dans le Hurepoix. Plusieurs religieuses de Gif sont effrayées par les exactions des mercenaires ayant appris les évènements d'Angers. La mère supérieure de Port-Royal cite Madame de Saint-Maur de Chiverny, sœur de la marquise d'Aumont, qui précéda le départ de la communauté de Gif pour Chartres. Dans sa lettre, elle conseille à son neveu de faire du feu, sans doute à cause du printemps glacial, dans le château de Vaumurier que M. Louis Charles d'Albert, duc de Luynes venait de faire bâtir et où les solitaires de Port-Royal étaient alors retirées à cause de la guerre (4). Écrivant à son amie, la reine de Pologne, le 1er mai, elle parle des misères de la France en ces termes : «  Quand je vois les malheurs où est le royaume de France, et que notre bon roi dès son enfance et son innocence le voit dans une destruction épouvantable, je ne puis que je n'estime trop heureux ceux qui sont morts dans la grâce de Dieu  ». La reine de Pologne avait fait quelque aumône à Port-Royal qui servira « … à réparer les dommages que ces maux auront causé dans leur ménage, qu'il a fallu abandonner en se retirant dans un petit château que M. de Luines a fait bâtir contre notre monastère. Pour nous, il fallu revenir ici, n'ayant osé nous exposer à la barbarie des soldats, qui est telle que les Turcs ne sauroient pis faire…  ».

Évoquant les déconvenues des moniales de Gif, la mère écrit : «… nos voisines ayant attendu au lendemain, furent volées en chemin et obligées par la perte de leurs chevaux de faire la plus grande partie du chemin à pied, bien heureuses de n'avoir pas pis souffert  ». Elle continue en précisant que le saint Sacrement avait été retiré de Port-Royal pour le mettre en sûreté au château de Vaumurier. Et puis, elle évoque les attentats dans les églises des environs : «  On a ôté le saint Sacrement dans presque toutes les paroisses, parce que ces malheureux soldats l'ont foulé au pieds en beaucoup d'endroits, et en d'autres ils l'ont vendu ; et quand après avoir tout pillé auparavant, on ne pouvoit plus leur donner d'argent pour le racheter, ils le foulloient aux pieds. On dit que les Polonais et les Allemands sont ceux qui commettent cet horrible sacrilège  ».

Plusieurs lettres de la mère Angélique donnent des détails sur la Fronde dans le Hurepoix. Celle adressée à la reine de Pologne, du 16 mai parle en détail de l'état des couvents et des malheurs de la guerre. Alors que les dames professes sont parties à Paris, les domestiques, les pensionnaires de Port-Royal et les religieuses des couvents voisins se sont réfugiés dans le château du duc de Luynes : «  On y a mis tout ce que nous avons laissé de meubles, que nous n'avons pu apporter à cause qu'on ne pouvoit passer, les troupes qui pillent tout étant sur le chemin. Ce bon seigneur passa la nuit entière à faire tout déménager et porter en sa présence dans les galettas de son château et dans les caves. Il a mis ses chevaux et les notres aussi bien que nos vaches dans les fossés. Ils sont plus de cent dans ce château qui est petit et qui n'étoit pas achevé quand nous sommes partis. M. de Luines a encore vingt-cinq ou trente hommes pour garder notre monastère, et a garni tout ce monde de fusils et mousquets. Tous nos hermites ont repris l'épée…  ». Le duc de Luynes ne compte pas ses efforts : il fait fortifier Port-Royal : «… les gens de guerre n'y ont pas encore été, bien que les environs soient tous pillés et qu'on n'ait du respect pour personne… ». Un millier de mercenaires ont investi la ferme, ils n'ont brulé que du bois «  et un peu scié de notre bled, mais par tous les environs ils n'en ont point laissé du tout. Ce qui désespère les pauvres laboureurs déjà ruinés des années passées qui ont été très stériles. Celle-ci promettoit une extraordinaire abondance , mais Dieu veut châtier nos péchés par toute sorte de misères…  ». Tous les jours on fait «  le potage des pauvres  », lequel en nourrit deux cents qui se passent pour cela de toute nourriture.

L'abbesse dit également que ceux qui n'ont trouvé refuge à l'abbaye sont cachés dans les bois par crainte des soldats qui assomment ceux qu'ils trouvent, tous périroient de faim… La licence des soldats est si horrible et tout le pays si ruiné, il n'y a plus une âme dans les villages, de sorte que ne trouvant plus de pain, ils forcent les lieux où ils croient qu'il y en a. Jamais on a vu de si grands désordres… «  On craint beaucoup de sédition, le peuple étant tout en furie de la grande cherté que causent toutes ces ruines…  ». Avec les sommes versées par la reine de Pologne, les religieuses envisagent d'aider les laboureurs qui ne se relèveront jamais s'ils ne sont secourus , et d'acheter des vaches pour les donner à louage à nos pauvres gens. Une vache nourrit toute une famille à la campagne surtout les pauvres petits enfants, dont les mères mal nourries n'ont presque plus de lait, et quand ils ont de la bouillie cela leur sauve la vie . Le 26 mai, arrivent 25 religieuses et 12 pensionnaires du couvent Notre-Dame d'Étampes qui fuyaient de peur du siège.

En mai 1652, une lettre à M. Le Maître : «  Nous sommes bien obligées à Dieu de la très particulière protection qu'il lui plaît de prendre de nous. J'ai grande joie de ce que le garde que vous avez à cause des gens de guerre est si bien affectionné  ». Le 23 mai, on se réjouit que la fête de la Pentecôte avait réuni, par charité, plus de cent sœurs de douze monastères, «  nous craignions de mourir de faim  ». Fin mai, la Mère Angélique parle des tours qu'on faisait à Port-Royal des Champs pour défendre l'abbaye « … il y faut faire des portes par dedans notre jardin pour le temps de guerre, et aussi par dehors pour le temps de paix. Puis le 9 juin «  Il est vrai que c'est une chose terrible que les pilleries qu'on fait, et que les Princes qui se disent protecteurs de Paris permettent à leurs armées de tout ruiner. C'est une marque de l'ire de Dieu, qui ôte la raison et le sens commun à tous … ».

Au commencement de juin 1652, l'abbesse s'entretient avec son neveu sur les faits de la Fronde : sur le pillage de Mondeville et autres misères de la guerre. Le 12 juin, la guerre s'amplifie : «  J'ai le cœur tout affligé de voir qu'il faudra enfin abandonner le pauvre Port-Royal, si le temps dure, et je pense que je ne le verrai plus : peut être que c'est en punition de l'attache que j'y avois…  ». Toutes les religieuses se réfugient en ville. Malgré cela, deux religieuses bénédictines reçoivent leur profession, laquelle cérémonie en présence de Madame de Gif. Le même jour, Antoine Le Maistre reçut une missive qui lui annonce que le couvent reçoit toujours des aumônes «  … nous sommes près de deux cents au-dedans, sans le dehors et les survenants dont il y en a souvent jusqu'à quarante  ». Dans une autre lettre «  Tout le monde est dans l'effroi des maux présents et de ceux de l'avenir, que l'on prévoit avec trop d'apparence...  » . Puis le 14 juin : «  Nos pauvres habitants sont ruinés aussi… Voici le temps de désordres, ce qui est très affligeant, c'est qu'on n'espère point la paix. Dieu visiblement aveugle tous ceux qui la devoient faire…  ». La mère de Gif mentionne : «  Il y eut de nos sœurs qui eurent hier grande peur, voyant de leurs cellules toute la campagne de devant, couverte de soldats. Cela se dissipa le soir, mais on dit que tout est visiblement brouillé … ».

Le 21 juin, on annonce que l'armée du duc de Lorraine fait des maux terribles, et on dit qu'elle le fait pour se venger de ceux qu'elle a reçus, qui véritablement ont été terribles. Dans la lettre du 26 juin, les misères de la Fronde sont évoquées: «  On est ici dans la crainte d'un nouveau siège. La farine y vaut déjà cinquante-six livres, ce qui est plus qu'elle n'étoit il y a trois ans, et si on a grande peine à en avoir. Le pain de Gonesse ne vient plus, les maladies augmentent, les meurtres se multiplient, enfin ce n'est que misère…  ». Le 26 juin : « … j'appréhende toujours qu'il ne nous arrive quelque chose par ces coureurs qui après avoir tout pris par tout, ne trouvant plus rien, perdront toute crainte  ». La farine vaut 56 livres et l'on a grande peine à en avoir.

Au cours du mois de juin 1652, la reine de Pologne reçoit une lettre au sujet des misères de la France et en particulier à Paris : « Je ne doute pas que Votre Majesté ne sache que la France est toute désolée, qu'il n'y a point de province qui ne souffre à l'extrémité ; … et que Paris et ses environs qui avoient toujours été épargnés, sont à cette heure des plus maltraités. Tous les villages d'alentour [de la vallée de Chevreuse] sont entièrement déserts, et ce qui reste d'habitants sont retirés dans les bois, les autres étant morts de faim, ou ayant été assommés par les soldats. Les abbayes ont été presque toutes pillées, et ce qui est de plus horrible, les religieuses qui n'ont pu se sauver ont été indignement traitées. Un soldat mort à l'Hôtel-Dieu, a confessé avec grande douleur que de tous les horribles crimes qu'il avoit commis celui qui l'affigeoit le plus étoit que comme il poursuivoit une religieuse, elle avoit monté par le moyen de la grille jusqu'au crucifix qu'elle tenoit embrassé ; ce que voyant, de rage il l'avoit tué d'un coup de fusil.. . », et mère Angélique continue son récit des évènements par dire que la maison de son frère Arnault d'Andilly, a non seulement été pillée par les Lorrains, mais presque démolie, les arbres arrachés et tous les pauvres paysans estropiés… et il semble que tous ces soldats soient possédés du démon. L'Hôtel-Dieu de Paris ne peut plus recevoir les blessés qu'on transporte par bateaux «  y en ayant déjà un si grand nombre qu'ils sont sept par lit ; de sorte qu'on couche ces pauvres malades sur le foin  ». Dans cet hôpital on compte une centaine de morts par jour. Dans la région d' Étampes où les combats furent terribles «  tous les bleds y sont perdus, les vignes arrachées, les villages brûlés  ».

Fin juin, dans plusieurs lettres nous lisons : «  il n'y a nulle apparence de paix, à ce que tout le monde dit, au contraire toute apparence de guerre, laquelle deviendra toujours plus cruelle et déraisonnable…  », «  Il se trouve tous les jours de nouvelles difficultés à la paix… et cette ville est fort menacée ». Le mardi 2 juillet eut lieu un combat à la porte Saint-Antoine « qui mit toute la ville en une si grande émotion qu'on n'entendoient que des cris jusques dans notre fauxbourg… Le besoin de farine est si grand que le pain y vaut déjà, tout le plus noir, 10 sols la livre. Nous avons du bled, mais on ne le peut faire moudre qu'avec une très grande peine à cause des soldats qui volent les moulins.».

La lettre du 26 juillet n'est pas moins inquiétante «  Les soldats qui font souffrir ces maux, sont la vraie figure des démons qui souffrent en faisant souffrir les autres. Car outre ce qu'on en tua en se défendant, eux-mêmes s'entre-vollent après avoir pillé les autres, et comme ils gâtent plus de bien qu'ils n'en pillent, ils ne laissent pas après de mourir souvent de faim, ne pouvant presque rien trouver. Toutes les armées sont également dans le même désordre, et c'est à qui pis fera. Ainsi tous les villages des environs de Paris sont tous déserts, et on ne voit dans les villes de pauvres fugitifs mourrans de faim. On essaie de renvoier de Paris des paysans pour serrer les grains, mais à mesure qu'ils serrent, les gens de guerre les viennent battre et dérober, et mettent tout en fuite  ».

Le sujet de la lettre adressée le 20 septembre est la misère «  … dans les gémissements où nous sommes, pour le déplorable état de notre pauvre royaume qui continue toujours et par conséquent qui empire, les dernières misères accroissant les premières. On nous ôte l'espérance qu'on nous donnoit de la paix…le nombre de voleurs s'augmente, et que ne restant presque plus rien à piller, ils multiplient leurs cruautés pour avoir ce qui reste ».

Quelques jours plus tard, la lettre CCCCLXXVIII, à Madame de Morant abbesse de Gif lui témoigne son affection. La jeune abbesse de Gif étant venue à Port-Royal pendant le fort de la guerre, fut si touchée par les discours de la Mère Angélique qu'elle pensa à se démettre pour travailler sérieusement à son salut. «  Il est vrai, ma très chère Mère, que je vous porte gravée dans mon cœur, et que Dieu m'oblige à vous servir en toutes les manières qu'il me sera possible bien que je m'en reconnoisse très indigne… et selon la permission que vous m'en donnez je communiquerai vos pensées à M. Singlin, afin qu'il les offre à Dieu : ce que je sais qu'il fera dans la plénitude de sa charité, et qu'il vous servira de même. Pour moi, ma chère Mère, je vous supplie de vous assurer de mon inviolable fidélité, et de vous consoler en Notre Seigneur et en la vue de ses grandes miséricordes… Comme dit notre Père saint Bernard, je vous aurai toujours présente devant Dieu, en qui je suis, etc.  ». C'est depuis ce temps là que la mère Angélique commença à lier un commerce de lettres avec Madame de Morant, abbesse de Gif.

La correspondance du 18 octobre avec la reine de Pologne nous apprend que la paix n'est pas revenue «…  cependant les crimes et les misères continuent, et tant de maladies et de morts que la maladie tue ceux que l'épée et la famine épargnent, en sorte qu'il a fallu depuis Pâques renouveler les saintes huiles de l'Extrême Onction  ». L'abbaye de Port-Royal des Champs n'a pas été pillée et «  nos voisins n'ayant pu labourer parce que leurs chevaux ont été volés, nous l'avons pu faire nous autres, et nos bleds sont presque semés, ce qui nous donnera du pain l'an qui vient  ».

 

 

Les dévastations de la Fronde et les misères

Les passages qui suivent ont été tirés de deux ouvrages relatifs à l'Histoire de l'abbaye de Port-Royal des Champs. Centre de la pensée janséniste, ce monastère rayonna dans la partie nord-ouest du Hurepoix. Ce furent donc les deux épisodes de la Fronde qui donnèrent lieu à la grande charité de la Mère Angélique, abbesse de Port-Royal des Champs de se manifester dans toute son étendue. D'abord elle reçut dans sa maison un nombre de demoiselles et de filles de fermiers, qui y vinrent chercher un asile contre les gens de guerre qui couroient dans les campagnes. Une abbesse du diocèse de Chartres, l'abbesse de l'Eau, qui se trouvoit pour lors à Gif, voulut se réfugier à Port-Royal avec quelques religieuses de Gif, le reste de cette maison s'étant déjà retiré à Chartres. On envoya un carrosse et une escorte pour ramener les religieuses de Gif à Port-Royal des Champs.

Feu madame de Chiverny, depuis abbesse de l'abbaye de l'Eau au diocèse de Chartres, qui en étoit alors coadjutrice, et qui s'étoit retirée pendant quelque temps à Gif, ne s'y croyant plus assez en sûreté parce que les religieuses étoient sur le point d'en sortir, vint aussi se réfugier céans avec une de ses religieuses. Madame de Gif étant ensuite sortie de sa maison, et ayant emmené avec elle à Chartres une grande partie de ses filles, elle en laissa quelques unes dans un château, où il s'étoit retiré beaucoup de monde qui le gardoit. Mais les bonnes religieuses voyant que ce château n'étoit pas si fort qu'on se l'étoit imaginé, et désirant beaucoup de se voir en un lieu où elles fussent régulièrement, et y puissent pratiquer les exercices de la religion, quelques-unes écrivirent à la mère Angélique, pour la prier de les recevoir jusqu'à leur communauté fût rétablie. Cette charitable mère étant touchée de compassion, leur ouvrit aussi tôt son cœur, et leur promit de leur ouvrir la porte du monastère.

Elle fit promptement vuider deux chambres et préparer dedans sept ou huit lits, quoique nous eussions alors fort peu de logement et de meubles, aussi bien que de la plupart des autres choses, parce que nous n'étions pas dans un temps à faire des provisions, et qu'il y avoit ici tant de personnes de surcroît. Quoique la Mère fût disposée à recevoir toutes les religieuses de Gif qui étoient dans ce château d'où elles lui avoient écrit, il n'en vint néanmoins que trois, qui étoient la mère d'Aligre fille de feu M. le chancelier d'Aligre, une ancienne religieuse qui était célérière, et une autre jeune. Elles emmenèrent avec elles une de leurs pensionnaires, qui étoit nièce d'une de nos amies. Notre mère jugeant bien qu'elles n'autroient pas de commodité pour venir, leur envoya le carrosse de M. d'Andilly son frère, et une escorte de ces Messieurs qui nous gardoient nous-mêmes. Elle les reçut avec tous les témoignages possibles de charité, de sorte qu'elles en demeurèrent satisfaites, et détrompées de tout ce qu'on leur avoit dit. Car la mère d'Aligre nous a avoué que depuis qu'on les avoit prévenues contre nous, à peine avoient-elles pu se résoudre de venir, et que leurs sœurs n'avoient jamais voulu les accompagner, dans l'appréhension qu'elles avoient toutes des contes qu'on leur avoit faits de nous ; dont elles reconnoissoient par elles-mêmes la fausseté. Et elle nous disoit qu'elle n'auroit jamais osé se promettre de trouver dans cette maison autant de charité qu'il y an avoit, ni d'y voir toutes choses si différentes de ce qu'on leur avoit fait entendre. Aussi nous témoignèrent-elles beaucoup de consolation d'y être venues.

Écoutons la mère supérieure nous expliquer que l'abbaye est devenue une immense ferme : «  … le monastère nous faisons souvenir de l'Arche de Noé, où il y avoit toute sorte de bétail. Car de quelque côté qu'on se tournât, on ne trouvoit que chevaux, moutons et vaches. Notre cour étoit toute pleine de poules. Ces pauvres gens nous venoient prier instamment d'acheter les leurs. Ils nous disoient de leur en donner tout ce que nous voudrions, et rien du tout si nous voulions, parce qu'ils aimoient mieux nous les donner qu'aux soldats, qui aussi bien les prendroient. On les achetoit au prix du marché, pour leur faire plaisir ; car nous n'en avions aucun besoin, et nous étions plutôt incommodés de la quantité que nous en avions. Nous en gardions aussi quelques une en dépôt pour les rendre après la guerre  ».

Puis les soldats suivis des bandits qui profitaient de l'anarchie arrivèrent. Les gardes furent dans l'incapacité de résister au nombre : « … les choses plus humainement qu'elle ne faisoit, firent ce qu'ils purent pour les détourner de serrer les biens des paysans. Ils avertirent la Mère qu'elle mettoit le monastère en grand danger d'être pillé, et qu'on avoit su de bonne part que les capitaines et officiers de l'armée avoient dit que, ne trouvant plus rien dans les maisons des villageois, ils viendroient piller le monastère où ils avoient transporté tout ce qu'ils avoient  ». À quoi elle répondit avec constance, « qu'elle ne manqueroit pas à la charité qu'elle devoit à ces pauvres gens dans cette occasion, et que si le monastère étoit pillé pour avoir fait cette charité, elle en auroit de la joie ; mais qu'elle ne le croyoit pas, et étoit persuadée au contraire que Dieu nous garderoit par les prières des pauvres gens  ».

Au mois de mai 1652, la mère Angélique ramena ses religieuses à Paris à cause des guerres et en retira dans la maison un grand nombre d'étrangères comme de Gif, etc. «  La veille de l'Éxaltation de Sainte Croix, une religieuse converse de Gif étant entrée dans le confessionnal pour faire un renouvellement, ma mère abbesse vint aussitôt pour se confesser accompagnée de la mère de Saint-Maur de Chiverni de Gif et de Madame de Saint-Ange. Cette converse étant plus de demie heure à se confesser, la mère de Saint-Maur qui étoit impatiente de ce que la mère attendoit longtemps, lui dit qu'assurément cette fille avoit achevé se confession, et parloit de diverses choses à M. Singlin ; qu'elle n'étoit jamais plus d'un quart d'heure à se confesser. Mais la mère lui défendit de l'aller appeler. Au bout de trois quarts d'heure elle se leva pour le même effet, mais la mère l'empêcha encore, et cette bonne fille lui demandant pourquoi elle vouloit attendre si longtemps, elle lui répondit : Ma sœur, le moment auquel Dieu a résolu de me pardonner mes péchés, après que je les aurai confessés, n'est pas encore venu et je l'attends…  ».

Le 27 octobre, on espère que le Roi donnera la paix. Cependant «  les armées Espagnoles et Lorraines, et même les nôtres, continuent leurs cruautés avec d'autant plus de fureur qu'ils croient, qu'il ne leur reste plus guères de temps. Elles sont un peu éloignées d'ici, mais ce sont toujours des chrétiens et nos frères qui souffrent ces extrémités si horribles, qu'on ne les peur entendre sans horreur. Les églises et les monastères sont aussi peu épargnés que si les soldats étoient des Turcs. Les religieuses réfugiées ici qui ont leur maisons proches se disposent à y retourner  ».

Une lettre du 27 décembre nous apprend que «  le froid commence, … les maladies et les morts continuent ici, et on nous menace à ce printemps, que la guerre sera aussi grande et cruelle en ce quartier qu'elle a été … ». Le 29 janvier 1653, on reparle du retour de la guerre «  ce qui nous fait trembler. Tous les hommes y sont presque morts, et il ne reste que des enfants orphelins, en sorte qu'on a grande peine à cultiver la terre faute d'ouvriers. Que si les soldats reviennent tout sera désert ».

 

 

Notes

(1) J. Besoigne, Histoire de l'abbaye de Port-Royal , I, Liv. IV, 293 (Cologne, 1752)

(2) La mère Angélique avait trois neveux, fils de sa sœur de Catherine Arnault et d'Isaac Le Maistre : Antoine (1608-1658), Simon et Louis-Isaac (1613-1684), dit Le Maistre de Sacy.

(3) Louise-Marie de Gonzague-Nevers est une princesse de la maison de Gonzague, fille de Charles III de Nevers et de Catherine de Lorraine-Mayenne (née à Paris le 18 août 1611, morte à Varsovie le 10 mai 1667 à l'âge de 55 ans). Elle épousa successivement les rois de Pologne Ladislas IV Vasa en 1646 et, trois ans plus tard, son frère Jean II Casimir Vasa. Elle fit venir plusieurs d'ordres religieux français en Pologne, comme les Lazaristes et les Filles de la Charité.

4) Louis Charles d'Albert, duc de Luynes (1620-1699) était le beau-fils de Claude de Lorraine, duc de Chevreuse (branche de la maison de Guise) du chef du premier mariage de sa femme Marie de Rohan. A la mort de Claude, en 1657, sans postérité, le duché de Chevreuse échut à son beau-fils. La charité du duc de Luynes était guidée par la présence des demoiselles de Luynes, pensionnaires à Port-Royal des Champs. Elles furent obligées d'en sortir lors de la persécution de 1661.

 

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