Alexandre Balthasar Grimod de la Reynière

(citoyen de Villiers-sur-Orge)

Chronique du Vieux Marcoussy ------------------------------ _---------------------- --------- Septembre 2010

C. Julien

 

 

Le plus grand outrage que l'on puisse faire à un gourmand, c'est de l'interrompre dans l'exercice de ses mâchoires (Grimod de la Reynière ) .

 

Dans cette chronique nous présentons une page de l' Histoire de Villiers-sur-Orge au travers d'un personnage qui, y ayant élu domicile, en devint, au début du XIXe siècle, l'un de ses citoyens les plus célèbres, Alexandre-Balthasar-Laurent Grimod de la Reynière, le célèbre auteur de littérature gastronomique (*).

«  La Reynière est un classique de la table, il vivra par son Almanach des Gourmands, tant que les légumistes et les buveurs d'eau n'auront point converti le monde à leur cuisine ». C'est par cette phrase que Gustave Desnoiresterres conclut sa biographie d'Alexandre-Balthazar. Mais si Grimod de La Reynière est bel et bien l'inventeur de la critique et de la littérature gastronomique, il ne jouit pas aujourd'hui de la renommée qu'il mérite (1).

 

 

Le fils de richissimes financiers

Dans une courte biographie, on lit : « Héritier d'une lignée de richissimes financiers (trois générations de fermiers généraux), fils de famille révolté, passionné de belles lettres et de bonne chère, Alexandre Balthasar Grimod de La Reynière , ex-avocat, ex-journaliste, ex-épicier, tiendra de 1803 à 1813 entre ses moignons d'infirme le sceptre de l'Empire gourmand  ».

Alexandre-Balthasar-Laurent Grimod de la Reynière naît à Paris le 20 novembre 1758. C'est un bébé difforme qu'une malformation de naissance oblige à porter des gants, pour camoufler son infirmité : si sa main gauche est en forme de griffe, sa main droite ressemble …à une patte d'oie. Ne devant pas survivre, il est alors baptisé en toute hâte et meurt, en réalité, 79 ans plus tard, dans son château de Villiers-sur-Orge, le jour de Noël 1837, après avoir demandé un verre d'eau à ses domestiques, ceux-ci entendent leur maître murmurer : «  Avant de paraître devant Dieu, je veux me réconcilier avec mon plus mortel ennemi  ! ». Il but, soupira et s'éteignit à midi (2). Il fut enterré au cimetière de Longpont-sur-Orge. Il se maria en 1817 avec Adélaïde Thérèse Feuchère, ancienne actrice du théâtre de Lyon, morte à Paris le 10 juin 1845 à l'âge de 82 ans.

Légataire d'une fortune colossale, Grimod de La Reynière réussit à faire de l'écriture le sujet principal de sa vie. Résidant dans ce qui était à l'époque le plus bel hôtel particulier de Paris, en bas des Champs-Élysées, ami de Rétif de la Bretonne , de Beaumarchais et de Mercier, il se fait connaître du Tout-Paris , à 25 ans, par des happenings culinaires dont son «  fameux souper  » pour lequel il convie ses invités par le faire-part suivant «  Vous êtes prié d'assister au convoi et enterrement d'un gueuleton de Messire Alexandre-Balthazar-Laurent Grimod de La Reynière, écuyer, avocat au parlement, membre de l'Académie des Arcades de Rome, associé libre du Musée de Paris, rédacteur de la partie dramatique du Journal de Neufchâtel, qui se fera en son domicile rue des Champs-Elysées, paroisse de la Madeleine-de-la-Ville-l'Evêque, le premier jour du mois de février 1783  » .

 

 

Fils ingrat et peu respectueux, il s'efforçait en toute occasion d'humilier la vanité de ses parents en leur rappelant l'humble origine de leur fortune et l'antique roture de leur famille prétendant que son grand-père avait exercé le métier de charcutier ; celui-ci s'était enrichi comme fournisseur en viandes à l'armée du maréchal de Soubise, pendant la guerre de Sept-ans.

Villiers-sur-Orge n'était pas un lieu étranger pour la famille Grimod. En effet, en 1719, Antoine-Gaspard Grimod de la Reynière, grand-père d'Alexandre-Balthazar avait épousé la demoiselle Marie-Anne-Jeanne Labbé, fille de Jehan Labbé, seigneur de Villebouzin, dont le château est situé à moins d'une lieue de Villiers. Antoine Grimod de La Reynière était fermier général, seigneur de Clichy-la-Garenne. Ce Grimod de La Reynière était le frère de Grimod Dufort, également fermier général et seigneur d'Orsay, et de Grimod de Beauregard. Il eut de son mariage avec Mademoiselle Labbé une fille, Marie-Françoise, mariée à Messire Jean-Louis Moreau de Beaumont, conseiller d'État, intendant des Finances. Par un second mariage, il fut le père du Grimod marié à Mademoiselle de Jarente de Sénac et constructeur de l'hôtel occupé actuellement, place de la Concorde, par le Cercle de l'Union Artistique, et le grand-père du fameux auteur de l'Almanach des Gourmands, fils du précédent.

Ancien critique littéraire, Grimod de La Reynière met en place un jury dégustateur et invente la critique gastronomique. Il publiera 8 volumes de l' Almanach des Gourmands (1803-1812) ainsi que le Manuel des Amphitryons (1808). L'année suivante, il réunit un groupe d'amis pour créer les «  jurys dégustateurs  ». Chaque semaine,  ils se réunissent au Rocher de Cancale, célèbre restaurant. Ils goûtaient les mets que les restaurateurs apportaient. Le jury décernait des appréciations sur les plats, les baptisait d'un nom souvent pompeux ou poétique. Homme au destin unique, Grimod de la Reynière fut le témoin de l'effondrement d'un monde dont il était pourtant l'héritier, l'Ancien Régime. Il n'en reste pas moins le véritable père de la gastronomie moderne c'est-à-dire la cuisine considérée comme un objet culturel (3).

 

 

Portrait d'un épicurien

Alexandre-Balthazar-Laurent Grimod de la Reynière (nous l'appellerons Alexandre) était, selon son biographe Gustave Desnoiresterres, un homme infirme et spirituel. «  Il est rare que l'un aille sans l'autre, dit-il   ». Ecoutons-le dresser son portrait «  Grimod de La Reynière n'était pas bossu, lui. Sa taille était droite, son dos sans la moindre protubérance, ses jambes, ni trop longues ni trop courtes, en parfaite harmonie avec l'ensemble, sa figure agréable ; bref tout eût été à souhait si ses bras, au lieu de se terminer par la main de tout le monde, n'eussent pas fini en pattes d'oie, en horribles moignons…  ».

Un autre biographe, de mauvaise foi, semble-t-il, fait un portrait tout différent dans La France littéraire  : «  Rien n'était repoussant comme son aspect, pour nous surtout qui ne l'avons connu qu'âgé. Il avait ce qu'on appelle les pieds bots ; l'une de ses mains n'était qu'un prolongement qui se terminant par une sorte de griffe ; la droite en formait deux réunies presque jusqu'à l'extrémité par une membrane. C'est en cette sorte de pince qu'il plaçait sa plume pour écrire. Son nez était très-fort et recourbé à la manière du bec d'un perroquet. Enfin, sa personne, sa démarche, «étaient les plus disgracieuses du monde. Mais en revanche, rien n'était plus vis, plus enjoué, plus plaisant, plus spirituel que sa conversation  ».

Le profil d'Alexandre, par Boily, en 1774 (il avait alors seize ans), tout en accusant un nez fortement aquilin, est loin d'être désagréable. Quant au pied bot il n'en est question nulle part. Dunant, son ami, nous a laissé son portrait vers les 70 ans : Grimod est coiffé d'un "carapon", il a la mine d'un vieillard de cet âge, sans présenter nullement cet aspect repoussant qu'on lui prête.

 

 

La maison de Villiers

La demeure acquise par Grimod de La Reynière était, sous l'Ancien Régime, la résidence des seigneurs de Villiers-sur-Orge (4). Au XVIe siècle, la Seigneurie appartint à la famille Lemaître. Jean-Jacques Lemaître, auditeur à la Cour des Comptes, la vendit au commencement du XVIIe siècle à Antoine d'Aubray, seigneur d'Offemont, lieutenant civil à Paris, frère aîné de la marquise de Brinvilliers, célèbre empoisonneuse décapitée et brûlée à Paris sur la place de Grève en 1675, dont il fut la première victime. Cette marquise habita aussi la Seigneurie. Au XVIIIe siècle, la propriété passa ensuite entre les mains de la famille Quentin, originaire de Bretagne, derniers seigneurs de Villiers.

Alexandre acheta le 13 juin 1812 à M. Livry, maire de la commune (5), l'ancienne résidence des seigneurs de Villiers-sur-Orge. La propriété, nommée «  La Seigneurie  » se compose d'un château et d'un parc. La désignation à cette époque est donnée par l'acte rédigé par Maître Pierre Aimable Ferdinand Viaut et son confrère notaires impériaux au Châtelet à Paris :

"Une maison de campagne située à Villiers-sur-Orge commune de ce nom faisant partie du ci-devant château dudit lieux, et consistant :

1° En un principal corps de logis à gauche en entrant par la porte cochère composé : d'un rez-de-chaussée, cuisine, office, salle à manger, salon, chambre à coucher avec alcôve et cabinet et garde-robe, chambre de domestique et un cabinet d'aisances . au premier, chambre de maître avec alcôve et cabinet, chambre de domestique, corridor régnant sur toute la longueur des appartements ; plusieurs caves sous le bâtiment ; grande cour à porte cochère autre petite cour derrière ledit principal logis ; lavoir, remise, vacherie, laiterie, toit à porc, poulailler, bûcher, saloir, logement du jardinier et autres lieux. Lesdits bâtiments et cours trois ares vingt-quatre centiares tenant d'un coté du midi aux bâtiments de la ferme appartenant au sieur Simon Fedon – d'un bout vers l'orient au jardin ci-après et d'autre au chemin qui conduit de celui de Villiers à Villebouzin

2° En un jardin potager planté d'arbres fruitiers clos de murs, contenant quatre-vingt-deux ares dix-sept centiares (2 arpents 43 perches ½) tenant d'un côté du midi au mur mitoyen avec la femme Simon Fedon d'autre au mur aussi mitoyen avec la maison de la femme Metz, d'un bout vers l'orient à Claude Froissard et la veuve Houdière à cause d'une plate-bande d'environ un mètre vingt-neuf centimètres ( 4 pieds ) au-delà du mur contre lequel il y a un espalier intérieur et un contre espalier et de l'autre coté à l'article précédent, le mur de terrasse et un puits entre deux, ledit puits garni de sa potence, poulie, chaîne main et seau.

3° En une portion de l'avenue dudit ci-devant château plantée de deux rangées d'arbres fruitiers et des deux cotés en vigne, contenant trente-neuf ares soixante-quatre centiares (1 arpent 16 perches) tenant d'un coté du midi aux héritiers Mignon et d'autre à Jean Jacques Dane d'un bout vers l'orient au premier article ci-dessus, ledit chemin de Villiers à Villebouzin à ladite basse-cour entre deux et d'autre au chemin d'Epinay-sur-Orge à Montlhéry.

Ainsi que lesdits lieux se poursuivent et comportent sans aucune exception ni réserve."

De l'aveu de Grimod, son acquisition lui avait peu coûté. Mais tout était à refaire : les couvertures à renouveler, les murs à crépir, les treillages à rétablir, puis à l'intérieur, de nouveaux papiers, des chambres dénudées à meubler, les boiseries, les portes, les persiennes à repeindre. Mais, la maison de Villiers-sur-Orge était-elle un vrai château ? La seigneurie ne se recommande point par son aspect imposant et ses airs féodaux.

 

La Seigneurie de Villiers-sur-Orge sur le plan napoléonien de 1811 (le parc démembré à la Révolution a été reconstitué d'après le plan d'intendance).

 

En réalité, la Seigneurie est une simple habitation, d'une architecture dépouillée ; son ancienneté n'est toutefois attestée que depuis le XVIIe siècle, vieille construction entourée d'un terrain clos de murs d'environ un hectare avec terrasse, arceau de feuillage et beaux arbres. Elle se compose d'un corps de bâtiment de cinquante mètres de long sur six à sept de large et comporte un rez-de-chaussée surmonté d'un étage mansardé composé de quatre chambres à feu et de quatre pièces froides de moindre importance. Au rez-de-chaussée, dont la distribution a été modifiée : le salon, la salle à manger, les cuisines, la salle de bains et le reste. Dans sa lettre adressée le 30 juin 1826 au marquis de Cussy, datée de Villiers-sur-Orge, Grimod écrit «  Tout le monde s'accorde à dire que j'ai fait une bonne opération…  ». Il prend alors le titre de «  propriétaire  » que l'on retrouve imprimé en gros caractères en tête de toutes ses lettres, depuis 1814.

 

 

Le citoyen de Villiers-sur-Orge

Les deux premières années de son acquisition, La Reynière séjourna peu à Villiers et il prit la détermination de s'y retirer complètement en 1814, après son expulsion du Journal de l'Empire . Toute l'Europe s'était ruée sur la France, elle couvrait le sol ; des bandes de cosaques ravageaient la campagne de Paris vingt lieues à la ronde. Le pauvre petit village de Villiers, composé de 31 feux, ne fut pas épargné. Il eut à supporter pour 4.900 frs en pillages, vols, réquisitions de toute nature. Grimod à lui tout seul en était pour 650 frs «  qu'il avait sur le cœur  ».

Personnage extravagant, après avoir organisé ses «  obsèques pour rire  » et régalé tous ses amis (6), La Reynière, «  héritier et quasi seigneur, prendra sa revanche dans son castel de Villiers-sur-Orge  », nous dit Desnoiresterres. L'auteur fait ensuite allusion aux folies d'Alexandre-Balthazar en décrivant Villiers d'une étrange manière «  enfermé dans ce vieux donjon de sinistre mémoire, il y passera des mois sans donner signe de vie, pas même à ses gens, qui lui servaient à manger par un tour. Puis, brusquement l'idée lui prenait de lancer des invitations…  ».

Le biographe de La Reynière écrit «  On a vu Grimod faire un peu tous les métiers : avocat, puis écrivain humoristique, puis marchand, puis censeur dramatique et législateur culinaire, apportant dans chacun une individualité baroque qui frisait la folie…  ». Il avait été épicier en gros, à Villiers-sur-Orge, il le sera au détail. Dans le petit village du Hurepoix, il vendait du calicot qu'il mesurait personnellement «  avec cette exactitude méticuleuse du marchand qui croit se ruiner en donnant trop bonne mesure  ». Mais, il semble qu'il fut généreux avec l'église de sa paroisse [la basilique de Longpont-sur-Orge] en la dotant de deux mille francs d'argenterie.

Suite à ses déconvenues judiciaires, Grimod jura de ne plus poser le pied dans ce Paris «  fangeux et odieux  », de se renfermer dans sa tanière, d'y vivre pour lui, loin des méchants et des sots. Il appelait souvent encore son château de Villiers-sur-Orge «  la succursale champêtre du jury dégustateur  ». Il eut un personnel domestique restreint : une cuisinière nommée Hélène avec aide et sous-aide, une femme de chambre, cocher et jardinier.

Résidant à Villiers, La Reynière échangea de nombreuses lettres avec le marquis Louis de Cussy. Il écrivit souvent «  Villers  ». Dans une lettre autographe du 21 juin 1823, il écrivit à son ami que Madame de la Reynière, qui n'avait apporté que «  trente-trois francs et un nom plus ancien qu'illustre  » n'avait d'accueil que pour les grands seigneurs. Elle était de l'avis de son mari sur la composition de leur salon. Dans les premiers jours de mai 1823, M . de Cussy survenait à Villiers-sur-Orge, sans être annoncé. La Reynière qui ne l'attendait pas, lui avait écrit une lettre qui n'était pas partie. Mais obéissant à son évangile des bonnes manières, Grimod ne plaisanta pas et envoya la lettre «  C'est seulement hier, Monsieur et très-vénéré grand-maître, que j'ai reçu votre aimable et honorée lettre du 2, en réponse à la mienne du 27, dont l'arrivée à Paris, pendant votre séjour à Villiers, paroît vous avoir fortement intrigué… Cette lettre, écrite le 26, et terminée le 27, étoit cachetée et timbrée, et reposoit sur ma cheminée avec d'autres au moment de votre arrivée ici, arrivée sans annonce et non moins agréable pour avoir été imprévue… Cette lettre a donc été portée lundi matin à Montlhéry ; elle est partie lundi soir de Linas, et comme cette fois la poste a été exacte, il est tout simple que vous l'ayez trouvée rue de Grammont, n°26, à votre débotté  ». Dans une lettre datée de Villiers du 7 mars 1822, La Reynière nomme son ami Louis de Cussy «  le plus illustre gastronome de l'Europe gourmande  ». Dans une autre lettre du 23 janvier 1824, il dit «… l'homme de son rang le plus initié dans tous les secrets de l'art alimentaire. Il joint la plus vaste théorie au goût le plus exercé, le plus délicat et le plus fin dans la pratique ; son opinion fait foi…  »

Dans la biographie des frères Michaud publiée en 1839 (7), nous lisons : « Depuis 1814, Grimod de la Reynière s'était retiré au château de Villiers-sur-Orge près de Longjumeau, où il s'occupait de ses souvenirs et des lettres sans renoncer à pratiquer la gastronomie. Il y vivait avec sa femme, ancienne actrice du théâtre de Lyon, qui lui a survécu. Jusqu'au dernier moment il a gardé son originalité et surtout son excellent appétit; avantage qu'il devait à certaines précautions hygiéniques dont il ne se départit jamais, et qui prouvent qu'une dose de sobriété est indispensable au vrai gourmand, au gastronome de bonne compagnie. Il avait conservé à la porte de son château un ancien carcan dernier débris de la justice seigneuriale, et plus d'une fois il se donna le plaisir d'y attacher pendant quelques instants un convive trop confiant. L'ordre le plus minutieux présidait aux moindres détails de son intérieur, car personne plus que lui n'attacha d'importance aux petites choses. Il avait fait pratiquer et poser dans toutes les pièces de son château des tuyaux formant porte-voix, de sorte que de son cabinet il pouvait entendre tout ce qui se disait chez lui. Dans les différents corridors et appartements, il avait fait apposer des affiches contenant des maximes de morale épicurienne et des préceptes littéraires. Enfin, dans vingt endroits on lisait ces mots : " Malheur à ceux qui n'entendent pas la plaisanterie ; ils sont indignes de se griser à la table du jury dégustateur et de sa succursale champêtre ". Grimod de la Reynière est mort au commencement de l'année 1838 ».

 

 

Grimod de la Reynière fut conseiller municipal de Villiers-sur-Orge. Il a laissé le souvenir d'un homme plaisant et original. Dans sa monographie Mr. Filio donne quelques traits qui lui ont été rapportés par Mr. Cossonnet, maire de Villiers et conseiller d'arrondissement et confirmé par Madame Cossonnet mère. Étant enfants, dit Madame Cossonnet, nous allions souvent à sa fenêtre et nous lui disions «  Bonjour, Monsieur de La Reynière ! Bonjour, Monsieur de La Reynière !  », jusqu'à nous eussions reçu quelque chose. C'était toujours un bâton de sucre d'orge ou une friandise quelconque.

 

 

Les relations de voisinage

Plusieurs voisins rendaient «  très-rarement  » des visites au célèbre gastronome. Seul le général Barrois était reçu régulièrement à la Seigneurie. Dans sa lettre du 30 avril 1822, il écrit à son ami : «  Je suis devenu une bête sauvage qu'un rien épouvante, et qui vit dans sa tanière avec les morts beaucoup plus qu'avec les vivans  ». Dans sa lettre du 24 juillet suivant il avoue être un lecteur infatigable : «  Dans les temps ordinaires, je lis un volume et même plus d'un par jour…  ».

C'était Jean-Noël Chagot, maître de forges au Creusot, absorbé par ses affaires industrielles (9).

Une autre voisine, Madame Sophie Gay, demeurant à la Maison-Rouge a daté plusieurs de ses poésies de Villiers-sur-Orge. Elle était en commerce de lettres avec Grimod de la Reynière. Lorsqu'il était sur le point de se marier, elle lui écrivait ce billet le 31 décembre 1816 : « Il est certain que j'ai eu tort de dire la vérité à mon voisin, les rois, les femmes et les amoureux la reçoivent toujours mal, mais qu'il soit tranquille, elle ne m'attirera plus désormais tant d'amertume de sa part, et il ne l'entendra qu'à propos des sentiments d'amitié que je lui ai voués. Mon prochain départ pour Paris me privera du plaisir d'accepter son invitation nuptiale ; mais je n'en prendrai pas moins de part au succès de tout ce qui pourra contribuer à son bonheur  ». Grimod avait alors 58 ans.

 

Acte de décès d'Alexandre-Laurent Balthazar Grimod de La Reynière.

 

Bien qu'il ait applaudi le retour des Bourbons sur le trône de France, Alexandre détestait les émigrés. Le 31 janvier 1823, il écrivit au duc de Maillé, propriétaire du château de Lormois ayant eu connaissance «  que le beau paon qui fesoit l'un des ornements de la superbe basse-cour du château de Lormois étoit décédé par suite d'une funeste blessure, et qu'il avoit laissé une veuve désolée avec un enfant en bas âge…  ». Ainsi, il propose au duc de lui offrir « un de ses élèves », un paon qui est dans la force de l'âge. Treize jours plus tard, le duc de Maillé accepte l'offre aimable. Fâché de n'avoir reçu aucun remerciement, Grimod donna une leçon de savoir-vivre mais ne se brouilla pas avec Mr. le duc, son voisin tout en étant dépité que ce grand seigneur le considère comme un petit bourgeois. Il fut toutefois invité aux brillantes fêtes que Mr. le Duc et Mme la Duchesse de Maillé donnèrent dans leur château de Lormois.

 

 

La fête au château de Villebouzin

Sous l'Empire, la vie du château redevint fort animée, car des personnalités marquantes étaient venues s'installer dans le voisinage : Grimod de la Reynière avait en effet quitté son hôtel des Champs-Élysées pour son château de la Seigneurie à Villiers-sur-Orge, et Madame Sophie Gay, était venue habiter avec sa fille Delphine qui fut plus tard Madame Emile de Girardin, le château qu'elle venait d'acheter "La Maison-Rouge", à Villiers-sur-Orge, ancienne propriété de la mère de Madame du Barry. Immédiatement s'établirent des relations agréables entre tous ces voisins, et il se forma bientôt un petit cercle autour duquel se groupa toute une société brillante et raffinée.

Nombre d'hommes de lettres illustres vinrent y rendre hommage à la jeune et délicieuse poétesse, et Alfred de Musset se souviendra de ses séjours là-bas, lorsqu'il fera mention, dans sa pièce : « Il ne faut jurer de rien », du baron de Villebouzin.

Les grandes réceptions, les fêtes se succèdent à Villebouzin, et Grimod de la Reynière a donné dans son " Almanach des Gourmands " une description détaillée de l'une d'elles qui eut lieu le 5 octobre 1806, dont voici quelques extraits: « Le Château, simple, mais élégant dans cette simplicité même, offre une parfaite ressemblance avec celui de Lirias, qu'on aime tant à trouver dans l'histoire de Gil Blas. Comme celui-ci, il est composé d'un corps de logis, flanqué de quatre pavillons qui sont d'un effet très pittoresque et qui lui donnent une physionomie tout à la fois noble et riante. Mais, il a sur le Château de Lirias, l'avantage d'être situé au milieu d'un parc de plus de 80 arpens, distribués en bois, en vergers, en potagers, en parterres et prairies, en canaux, rivières, grottes et rochers. Toutes les parties sont disposées avec beaucoup d'art, dans un parfait accord ».

Ainsi s'exprimait Grimod de la Reynière; et passant à la fête, il écrit : « La fête avait commencé dès là veille par une répétition générale de tous les amusements qui devaient avoir lieu le lendemain et par·la nomination de plusieurs commissaires chargés sous le nom de "Maître des Cérémonies" d'y maintenir le bon ordre et d'en faire les honneurs... ».

Dans la matinée du 5, eurent lieu divers amusements, mais c'est à partir de deux heures que commença la fête proprement dite. Toute la compagnie était à ce moment, rassemblée près du grand canal, autour d'un fameux danseur de corde qui s'exerçait sur une corde tendue entre deux arbres de la prairie. Puis on entoura dans une autre partie du parc, des faiseurs d'équilibre et de tours de force. On vit ensuite une tourneuse, et l'on s'en amusait fort, lorsque le son argentin d'une cloche annonça l'heure du dîner. Tout le rez-de-chaussée du château ne formait qu'une salle à manger. Les convives, au nombre d'environ 180, y prirent place indistinctement, mais ils ne restèrent pas longtemps à table, car de nouveaux plaisirs les appelaient ailleurs.

On se rendit donc dans une autre partie du parc disposée en manège. Là, un des plus habiles compagnons de Franconi exécuta une multitude de tours qui firent pâmer d'aise la joyeuse assemblée accrue, depuis le dîner, de tous les habitants des campagnes environnantes, attirés par le désir de partager les nombreux plaisirs offerts par la munificence du digne Amphitryon à tous ses voisins. Aux exercices d'équitation, succédèrent ceux d'un habile escamoteur qui causa des surprises multiples, surtout à tous ces bons villageois qui ne se lassaient point d'admirer sa merveilleuse adresse.

Il y avait encore de petits théâtres dressés dans presque toutes les allées de cette partie du jardin , mais une portion des assistants, qui n'était pas la moins brillante, s'était répandue dans ce vaste enclos, et l'animait par les éclats d'une gaieté franche, se communiquant à tous les esprits.

Le retour de la nuit ramena toute la société au château, tandis qu'un grand nombre de villageois restaient dans le parc pour jouir de l'effet d'une illumination bien ménagée. Dans le salon on exécuta un concert de famille qui n'était que le prélude d'autres amusements. Le concert terminé, on se rendit dans une salle de spectacle disposée en rotonde et décorée avec autant de goût que de l'élégance. Le spectacle commença par une petite comédie composée pour cette fête et destinée à faire briller les talents de tous les enfants de l'Amphitryon. Puis suivit un joli divertissement au cours duquel l'un des plus agréables chanteurs de l'Opéra-comique voulut bien donner un échantillon de sa voix harmonieuse. Vinrent ensuite des tours d'équilibre, une jolie comédie de Marivaux, et le charmant vaudeville "des Chevilles", de Maître Adam. 

Un feu d'artifice servit d'intermède au souper . Ce souper qui comprit encore plus de convives qu'au dîner , ramena tout le monde au rez-de-chaussée. La joie la plus franche régnait parmi les invités qui avaient eu le temps de faire connaissance et qu'on eût pris pour des amis de vingt ans. Pendant ce repas joyeux, la salle de spectacle avait été métamorphosée en une charmante salle de bal. Contredanses, gavottes et valses se succédèrent jusqu'à 3 heures du matin où le besoin de sommeil força les acteurs de cette aimable fête d'aller occuper le lit qui leur avait été préparé dans le château, où par un nouveau miracle on coucha cette nuit plus de 150 personnes ».

Il était difficile d'évoquer et de mettre en relief, mieux que ne l'a fait·Grimod de la Reynière, les plaisirs de la vie de château d'autrefois.

 

 

Notes

(*) Nous remercions Mr. Antoine LAZINIER pour nous avoir communiqué une généalogie de son ancêtre.

(1) G. Desnoiresterres, Grimod de La Reynière et son groupe (Réimpr. de l'éd. de Paris, 1877, chez Slatkine Reprints, 1971).

(2) Grimod que toutes les biographies font mourir au commencement de 1838, s'éteignit le 25 décembre 1837 à l'âge de 79 ans 1 mois et 5 jours. L'erreur provient de la publication de sa mort le 14 janvier dans le Journal des Débats .

(3) Parmi de nombreuses recettes nous citerons celle des " Artichauts à la Grimod de La Reynière "  : « Coupez de l'oignon en gros dés, passez-les au beurre jusqu'à ce qu'ils soient bien colorés, assaisonnez de sel et d'épices, et laissez refroidir dans le beurre, mais dans une assiette à part, hors de la casserole; faites cuire des fonds d'artichauts séparés de leurs feuilles; après les avoir fait égoutter, remplissez- les avec l'oignon, couvrez avec de la mie de pain et du fromage râpé, faites prendre couleur au four de campagne, et servez à sec ».

(4) Nous empruntons la description de la Seigneurie de Villiers-sur-Orge à M. Nicolas Augustin Filio, instituteur, auteur de la monographie de 1900, et à MM. Claude Audigié et Jacques Peyrafitte, historiens locaux contemporains.

(5) On trouve écrit selon l'auteur « Le Livry », « de Livry » ou « Delivry » alors que le rapport d'arpentage du 15 juin 1811 donne « M. Livry, maire ».

(6) L'année de cette excentricité, qui eut lieu un mardi 7 juillet n'est pas donnée. Dans les premières années du XIXe siècle, 1812 ou 1818 sont les plus probables.

(7) J.-F. Michaud, Biographie universelle, ancienne et moderne (chez l'éditeur L.-.G. Michaud, Paris 1839) p. 117.

(9) Pendant la Révolution française le domaine de Villebouzin fut mis sous séquestre, fut morcelé et vendu en sept lots comme Bien National en 1796. En rachetant, en Nivôse, an V, le château et le parc de Villebouzin contenant 80 arpents, Jean-Noël Chagot, propriétaire et maître des Forges du Creusot, reconstitua le domaine dans son état primitif par achats successifs des moindres parcelles disponibles. Monsieur Chagot mourut en 1818. Son gendre, Jean-Marie Andrieu de Cheptainville, criblé de dettes, réduisit notablement l'étendue du domaine qu'il aliéna en 1844.

 

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