Hugues de Montlhéry

Chronique du Vieux Marcoussy --Marcoussis--------------- _------------------------------- Novembre 2011

C. Julien

 

 

Plusieurs auteurs de l'histoire de l'abbaye de Cluny citent un personnage nommé Hugues de Montlhéry vivant au milieu du XIIe siècle comme le onzième abbé sans toutefois préciser son origine. En fait, deux personnages de la famille seigneuriale de Montlhéry ont joué un rôle de premier ordre au sein de l'abbaye de Cluny. Tous deux vécurent au XIIe siècle à l'époque de l'abbatiat de Pierre-le-Vénérable : l'un, Hugues de Crécy, fut l'ambassadeur de l'abbé et figura comme chambrier dans quelques chartes de Cluny et l'autre, Hugues de Montlhéry, fut élu abbé au cour de l'hiver 1157-58. Tous deux étaient cousins descendant de Guy 1 er et de dame Hodierne.

Qui fut exactement Hugues de Montlhéry ?

Les difficultés à résoudre cette énigme reposent sur la parcimonie des renseignements pour la seconde moitié du XIIe siècle et les flous de la chronologie, bien que l'ouvrage qui fait autorité en la matière, le Chronicon cluniacense reste muet. Nous défendons dans cette chronique une thèse qui s'appuie sur les écrits du début du XIXe siècle. À cette époque, les historiens nomment le onzième abbé par Hugues de Montlhéry qui deviendra plus tard Hugues de Frazans ( de Trasan, de Fraisans, ou de Frasans).

 

 

Les abbés de Cluny

Après plus de deux siècles et demi d'extension rapide, l'abbaye de Cluny «  Cœnobio Cluniaco  » avait atteint le but suprême de sa mission et était devenu, suivant l'expression du pape Urbain II, «  la lumière du monde  ». Les Clunisiens avaient même reçu le droit de battre monnaie. Cette faveur et les privilèges associés avaient été confirmés par les souverains pontifes et les rois de France qui s'interdisaient d'émettre leur propre monnaie dans un rayon trop rapproché du monastère. Au terme de l'abbatiat de Pierre-le-Vénérable, au milieu du XIIe siècle, commença le déclin. Pendant quelques années au moins, le concile de Maçon réussit à contenir les tensions dans le sud de la Bourgogne. Pierre le Vénérable meurt en décembre 1156 «  en ayant pu éviter le conflit armé mais la succession difficile à la tête de l'abbaye de Cluny et le schisme pontifical de Victor IV à partir de 1159 causent de nouveaux troubles auxquels les clunisiens et tous les potentats de la région sont mêlés  » nous dit Didier Méhu (1).

Laissons l'historien nous narrer les années immédiatement postérieures à la mort de Pierre le Vénérable (le jour de Noël 1156, exactement) qui sont parmi les plus troublées de l'histoire clunisienne. «  En effet, après la mort de Pierre-le-Vénérable, les passions jusque-là comprimées par sa modération et sa fermeté firent explosion. La communauté se divisa en deux partis. L'un était conservateur, l'autre réclama pour supérieur, non plus un gardien vigilant de l'antique observance, mais un homme animé d'idées nouvelles, disposé à admettre une vie plus large, telle que la demandaient la richesse et la puissance de l'ordre. Ce parti réussit, dans une élection orageuse, à faire nommer, le 14 avril 1157, après quatre mois de discussions, un candidat demi-religieux, demi-laïque, Robert-le-Gros. Le nouvel abbé est apparenté par son père à la puissante famille seigneuriale des sires d'Uxelles et de Brandon et par sa mère aux comtes de Flandres. Oblat à Cluny dans les années 1120, il devient prieur de Saint-Pierre-et-Paul d'Abbeville vers 1145. Le pape Adrien IV réprouva cette élection lorsque Robert se présenta devant lui avec ses partisans, et la mort qui le surprit le 12 novembre 1157 à son retour de Rome enleva peut-être à l'abbaye l'occasion d'une guerre intestine  ».

L'un de ses plus farouches opposants de l'abbé défunt, le prieur claustral Hugues de Montlhéry (de Frazans), est élu dans l'hiver 1157-1158 par les «  anciens  » sous le nom d'Hugues III. Les deux premières années de son abbatial semblent se dérouler sans dommage particulier mais la double élection pontificale en septembre 1159 change la situation.

 

 

La thèse de Denyse Riche

Le Chronicon cluniacense omet Robert le Gros désigné au cours d'une élection tumultueuse comme successeur immédiat de Pierre-le-Vénérable et présente Hugues de Frazans, mais ne le fait débuter qu'en 1158. Pour Denyse Riche (2), «   l'abbé Hugues III de Frazans (1157-1161) est parfois appelé Hugues de Montlhéry  », originaire de Bourgogne est un représentant de «  la moyenne noblesse  ». Ainsi Hugues de Montlhéry est le même personnage que certains auteurs nomment Hugues de Frazans.

Dans sa thèse de doctorat, l'historienne Denyse Riche mentionne que les trois successeurs de Pierre-le-Vénérable ont été déposés. La sanction qui frappe Robert le Gros procède du refus d'Adrien IV d'entériner l'élection. La déposition d'Hugues III de Frazans, le 7 avril 1161 découle de son refus à reconnaître le pape Alexandre III en s'engageant dans le schisme. Le Chronicon cluniacense se fait l'écho de la version officielle de l'histoire clunisienne, trois siècles après les événements l'embarras est évident. La notice du Chronicon ne mentionne pas la déposition d'Hugues de Frazans, on parle d'abdication, alors que les moines forcèrent le départ de cet abbé qui est présenté comme le successeur «  immédiat  » de Pierre-le-Vénérable.

La version du Chronicon révèle le regard que les Clunisiens portaient sur le passé de leur abbaye. «  Particulièrement éclairante de ce point de vue est la notice consacrée à Hugues III de Frazans. Rien n'est dit de l'élection tumultueuse de Robert le gros en 1157, ni du refus d'Adrien IV de le reconnaître, ni de sa déposition ; après une désignation difficile en 1158, date qui peut être à la rigueur celle de sa consécration, mais non celle de son élection, Hugues III gouverna, nous dit-on, trois ou cinq ans, incertitude qui est mise sur le compte de sources divergentes  ».

La notice, qui fait silence sur l'action d'Hugues III se termine de façon abrupte « Hæc de Hugone tertio sufficiante  » sans notifier sa déposition le 7 avril 1161, et le fait mourir prématurément en 1164. Mais «  le Chronicon se fait l'écho de la version officielles de l'histoire clunisienne, trois siècles après les évènements l'embarras est évident, Hugues de Frazans est encore frappé de damnatio memoriæ  », nous explique encore Denyse Leriche (3).

Le grand tort d'Hugues III consista d'avoir pris parti pour l'antipape Victor IV, candidat de l'empereur et y avoir entraîné tout l'Ordre clunisien. Suite à l'accumulation de tant de maladresses envers la papauté, il fut déposé. La date de 1161 est souvent proposée alors que l'abbé résista jusqu'en 1163. Le Chronicon cluniacense mentionne sa mort, le 15 mars 1164, et son inhumation à Vaux-sur-Poligny. Giles Constable, spécialiste de cette période, avance qu'Hugues III ne disparut pas mais trouva refuge auprès de l'empereur : «  il figura comme témoin dans des chartes de Frédéric Barberousse en 1166 et 1174, avant de se réconcilier avec Alexandre III en 1177  » (4).

 

 

La thèse de Prosper Lorain

Prosper Lorain fut le premier des historiens du XIXe siècle à écrire un Essai historique sur l'abbaye de Cluny qu'il publia dans la revue Bourguignonne en 1839. Au chapitre XV : «  Troubles et décadence de l'abbaye de Cluny dans la seconde moitié du XIIe siècle. L'abbaye est excommuniée » , nous lisons l'histoire de l'abbatiat d'Hugues III (5).

« À peine Pierre-le-Vénérable est-il enseveli, que ses cendres sont troublées par l'élection tumultuaire et violente qui dispute son héritage. On essaie d'abord d'élire un certain Robert, semi-prêtre, semi-laïc, mais parent des comtes de Flandres dont la maison s'était élevée si haut dans les Croisades, il est bientôt rejeté, comme il revenait de Rome pour prendre possession de l'abbaye. À sa place, on choisit Hugues de Montlhéry, tenant, par sa mère, aux comtes de Champagne et à la famille de Guillaume le Conquérant, dont il était l'arrière-petit-fils.

Et pourtant ce choix, inspiré sans doute par le désir qui prévaudra long-temps encore, et qui peut-être fut une nécessité de l'époque, d'assurer le repos de l'abbaye par les alliances royales et féodales de l'abbé, ce choix ne porta point bonheur au monastère. Hugues de Montlhéry se recommandait plus par sa naissance que par les qualités personnelles qui avaient jusqu'ici fait la principale force des chefs du couvent bourguignon. On ne vante guère que sa religion et sa prudence; Hugo prudent moribus et simplex ingenio, dit la chronique. Cette timidité de conduite et cette simplicité d'esprit n'étaient pas de taille à lutter contre la grave difficulté qui l'allait assaillir.

Après l'élection du pape Alexandre III, en 1159, le cardinal Octavien se pose comme antipape, sous le nom de Victor IV. Hugues ne sait point prendre parti, et tandis qu'Alexandre est confirmé dans un concile de Toulouse, l'abbé de Cluny, à la tête de son chapitre, cum capitula seu conventu, lui refuse obéissance, sans pourtant lier sa foi au pape rival. Il irrite ainsi le vainqueur, sans s'assurer du moins la protection du vaincu. Cette incertaine neutralité fut sévèrement punie, tellement punie que plusieurs prétendent qu'elle fut perfidement conseillée à Hugues par ses propres ennemis. Alexandre envoie ses légats apostoliques pour menacer d'excommunication tout l'ordre de Cluny : ceux-ci hésitent, n'osent avancer, et délèguent leurs pouvoirs à l'évêque de Beauvais, Henri, frère de Louis-le-Jeune, et plus hardi, par cela même, à manier le glaive de saint Pierre. À la prière de Dalmatius et de quelques autres seigneurs du pays, l'excommunication est différée. Une assignation est donnée à Hugues de Montlhéry de comparaître à Melun à un jour indiqué . Il n'y vient pas.

Alexandre alors l'excommunie, lui, ses sujets et adhérents, et le menace de dé position. Ses propres monastères se troublent et abandonnent un abbé excommunié; il est question de lui substituer Pontius, abbé de Vézelay. À l'exemple de Thibaud, prieur de Saint-Martin-des-Champs, les principaux chefs de l'ordre, dont le prieur de Longpont, reconnaissent Alexandre III. Les moines de Cluny, pour se soustraire aux peines de l'excommunication fulminée, vont jusqu'à chasser Hugues qui se réfugie auprès de l'empereur Frédéric. En vain cherche-t-on à le faire rentrer en grâce auprès du pape et à lui rendre la confiance de ses monastères : il abdique et va se cacher et mourir à Sainte-Marie-de-Vaux, près de Poligny, l'un des prieurés de l'ordre de Cluny. On ne connaît de lui qu'une lettre à l'empereur (6).

 

 

La thèse d'Henri Champly

Dans son Histoire de Cluny, publiée en avril 1866, Henri Champly consacre une partie du chapitre VII à l'abbatiat d'Hugues III. «  Les moines de Cluny avaient bien senti la perte qu'ils venaient de faire, car ils tardèrent quinze semaines à donner un successeur à Pierre-le-Vénérable. Enfin, après bien des hésitations, leur choix s'arrêta sur Hugues de Montlhéry, qui par sa famille, appartenait à la fois à la maison royale d'Angleterre et à celle des comtes de Champagne . Il est vrai qu'Hugues fut élu le 11 avril 1158  » (7).

Hugues III n'eut guère le temps de songer à augmenter la puissance de son abbaye; une haine sourde qui se déclara contre lui parmi les religieux amena une scission qui allait renouveler en partie les faits déplorables du règne de Ponce. La papauté était de nouveau en proie à un schisme; Alexandre III, élu en 1159, disputait la tiare à l'anti-pape Victor IV. Il annonce son avènement au monastère de Cluny, sur le dévouement duquel les papes avaient toujours fondé les plus légitimes espérances; mais ses prévisions sont déçues, et il apprend avec stupeur que Hugues III refuse de le reconnaître, sans néanmoins se prononcer en faveur de son adversaire.

La tradition rapporte que cette conduite funeste avait été inspirée à l'abbé par ses propres moines qui avaient sa prélature en horreur, et qui lui persuadèrent de n'admettre ni le pontife régulièrement élu, ni le schismatique, de peur qu'en agissant autrement il encourût la haine du vainqueur sans pouvoir profiter de l'amitié du vaincu. Pour voiler davantage au timide Hugues le péril de cette situation, on lui promit de subir unanimement avec lui tout ce qui pourrait arriver, et son parti fut dès lors arrêté.

Alexandre III, irrité de cette résistance, envoie des légats chargés de faire rentrer l'abbaye dans la voie de l'obéissance; mais ceux-ci, n'osant frapper d'anathème le monastère favori des papes, dépêchent à l'abbé rebelle Henri, évêque de Beauvais, frère du roi Louis le Jeune, et plus tard archevêque de Reims. Ce prélat arrive jusqu'à Luzy, et là il allait prononcer l'excommunication, quand, à la prière de quelques seigneurs voisins, il diffère la fatale sentence, et cite Hugues à Melun pour qu'il puisse se justifier. Ce dernier n'a point encore eu le temps de se rendre à cet ordre, que déjà ses ennemis, et entre autres Thibaud, prieur de Saint-Martin-des-Champs de Paris, l'accusent de s'être volontairement séparé du véritable chef de l'Église, et, en témoignage d'obéissance, mettent tous leurs monastères sous la protection d'Alexandre III. L'abbé de Cluny était sacrifié, rien n'arrête plus l'excommunication, et, forcé d'abdiquer la dignité abbatiale, il va cacher sa honte dans l'abbaye de Sainte-Marie-de- Vaux, près de Poligny au mois de juillet 1161. II y mourut le 6 mai 1164.

Sous ce règne, Cluny avait vu s'accomplir deux des événements importants de son histoire. En 1159, la plus grande partie de la ville avait été la proie des flammes, ce qui dut alors nécessiter un grand nombre de nouvelles constructions, et ce qui explique aujourd'hui les nombreuses façades romanes dont elle offre les types variés dans ses divers quartiers. La même année, Leodegard, prieur de l'abbaye, fit construire l'église de Saint-Marcel, destinée à remplacer une chapelle de Saint-Odon, élevée au siècle précédent par saint Hugues ; mais il est probable qu'elle ne fut point achevée par lui, car le disparate étrange qui existe entre le clocher et la nef indique suffisamment que l'un et l'autre sont l'œuvre de mains et d'époques différentes.

 

 

La parenté d'Hugues de Montlhéry

Prosper Lorain comme Henri Champly construisirent leur histoire de l'abbaye de Cluny en s'aidant du beau travail de M. Cucherat et des compilations du XVIIIe siècle. Tous deux donnèrent l'origine du onzième abbé de Cluny «  Hugues de Montlhéry, tenant, par sa mère, aux comtes de Champagne et à la famille de Guillaume le Conquérant, dont il était l'arrière-petit-fils   ». Nous constatons que l'information est partielle, et n'avons aucune indication sur le nom du père. «  Mais on ne sait où chercher le père de Hugues de Montlhéry . La famille de ce nom était éteinte depuis 1118 par la mort de Milon de Bray, et ses domaines étaient réunis au domaine royal  », écrivit Jean-Henri Pignot en 1869.

Il faut donc chercher dans la généalogie des familles des comtes de Champagne et des sires de Montlhéry et c'est Suger, le célèbre abbé de Saint-Denis, biographe des rois Louis VI le gros et Louis VII le jeune qui nous donne la clé de cette énigme. Voici le texte de Suger à cette occasion «  Milo vero de Monte Leherii gratissimum de sorore comitis conjugium occasione parentelæ dolens et gemebundus amiserit, nec tam honoris et gaudii in receptione quantum in divortio deshonestationis et tristicie susceperit », que l'on peut traduire par : quant à Milon de Montlhéry, c'est avec de douloureux gémissements qu'il vit rompre pour cause de parenté son mariage, qui lui agréait tant, avec la sœur du comte ; il n'avait pas retiré de cette union autant d'honneur et de satisfaction que la rupture lui causa de honte et de tristesse.

Milon II de Bray (que Suger appelle Milon de Montlhéry) est le second fils de Milon ou Miles 1er le grand, seigneur de Montlhéry et de Lithuaise, vicomtesse de Troyes. Frère puîsné de Guy Troussel, Milon revendiqua le château de Montlhéry et participa à de nombreuses intrigues, un temps allié du roi Louis puis membre de la ligue dirigée par Thibaud IV de Blois, un des plus puissants féodaux du XIIe siècle (v. 1090-1152), comte de Blois, de Chartres, de Châteaudun, de Meaux, comte de Champagne et de Troyes. Milon de Bray se révolta également en 1113 avec Thibaud IV de Blois, son beau-frère, mais ils furent vaincus par le roi Louis VI le Gros.

Ainsi, Milon de Bray fut marié deux fois. Suger ne le présente jamais que gémissant et fondant en larmes. Si son second mariage fut rompu, c'est en réalité que le premier n'avait pu l'être. Tous les historiens sont muets sur le nom de la première épouse. Nous connaissons son existence par une lettre de l'évêque Yves de Chartres au pape Pascal II à qui le prélat dénonçait l'adultère. La seconde épouse, sœur de Thibaud le Grand, était la fille d'Étienn-Henri le Sage, IIIe du nom, comte de Blois et de Chartres, et d'Adèle ou Alix de Normandie, fille de Guillaume le Conquérant, roi d'Angleterre et de la reine Mathilde. Cette demoiselle de Bois est nommée sous différents noms Adélaïde (alias Nicole), Adèle ou Lithuise. Nous retiendrons le prénom Lithuise-Adèle donné par Edouard Garnier (8). Marie-Nicolas Bouillet se limite à donner «  Lithuise, ép. Milon II, de Montlhéry, seigneur de Bray-sur-Seine et vicomte de Troyes  » (9). En 1784, l'auteur de l' Art de Vérifier les Dates des Faits Historiques cite les trois filles du comte de Blois : Mahaut, Alix et «  Lithuise (dite aussi Adelaïde ou Alix) mariée à Milon II…  ». Le mariage aurait été célébré en l'an 1112.

Suger qualifie d'incestueux le mariage de Milon avec la sœur de Thibaut «  nobilem sororem suam incestuoso matrimonio Miloni de Monte Leherii  », mais Yves de Chartres nous fait connaître la véritable raison pour laquelle on attaqua ce mariage. Milon fut obligé plus tard de céder devant la crainte des censures ecclésiastiques. Les auteurs donnent la date de 1113 pour cette annulation qui est souvent désignée comme divorce. À ce sujet, l'abbé de Saint-Denis écrivit en 1113, au pape Pascal II en évoquant «  le bruit du mariage de Milon de Bray avec la sœur de Thibaut  ». Mézeray parle de la ruse et de l'insolence extrême de Thibaud de Champagne «  qui joignit sa fille par un incestueux mariage avec Milon de Bray, seigneur de Montlehery…  ». Suger parle d'un divorce pour cause de consanguinité car ils étaient cousins, tandis que l'évêque de Chartres évoque l'adultère et la bigamie. (10).

Étant désigné comme le descendant du roi d'Angleterre et tenant aux comtes de Champagne, Hugues de Montlhéry ne pourrait être que le fils né de l'union de Milon II de Bray et de Lithuise ou Lithuise-Adèle de Blois. Il serait né au début de l'an 1113. Considéré par l'Église comme issu d'un adultère, cet enfant fut caché par la noble famille des comtes de Blois. Nous ignorons ce que sa mère est devenue. Le patronyme «  Frazans  » a une origine bourguignonne. La revue nobiliaire fait mention d'un Girard de Frazans anobli en 1437, qui portait originairement le nom de Bévalot. Frasans était une terre que la famille possédait en Franche-Comté.

Le mystère demeure sur le patronyme donné à Hugues de Montlhéry qui évolua de Trasan à Frazans. Voulait-on effacer la trace de la mésalliance des parents ? Il est certain que le patronyme «  Montlhéry  » n'était pas apprécié dans la famille ; il était synonyme de la trahison paternelle et d'un divorce inacceptable au XIIe siècle. L'Église voulut-elle remplacer le patronyme qui sonnait inceste ou adultère selon les Bénédictins ? D'ailleurs, c'est bien la Chronique de Cluny qui l'appelle Hugues de Trasan.

 

 

Les puissants oncles d'Hugues

Il convient de dire que Hugues de Montlhéry faisait partie de la haute noblesse et qu'étant descendant du roi Guillaume 1er d'Angleterre, il eut trois oncles célèbres qui furent des personnages puissants au XIIe siècle : le comte Thibaud IV de Champagne, le roi d'Angleterre Étienne 1er et l'évêque de Winchester Henri de Blois. Arrêtons-nous sur ce dernier.

Henri de Blois évêque de Winchester avait joué un rôle primordial dans les affaires du royaume d'Angleterre dont la couronne était sur la tête de son frère le roi Étienne 1er, tous deux petits-fils de Guillaume le Conquérant par leur mère Adèle de Normandie. À l'avènement de son cousin Henri II Plantagenêt, Henri de Winchester se réfugia, en 1155, à Cluny où il avait commencé sa carrière. L'abbé Pierre le Vénérable le reçut comme son ami (11).

Suite aux aliénations de Pierre-le-Vénérable, Henri de Winchester prit en main la conduite du temporel de Cluny. Il dressa un nouvel état des revenus, il améliora et propagea les cultures, il acheta des terres, il fit construire de nouveaux édifices et répara les anciens. Il enrichit le trésor de l'église de quarante beaux calices et de divers ornements. Il pourvut, pendant toute une année, à la nourriture de la communauté qui, selon le Chronicon de Cluny, s'élevait à quatre cent soixante moines. Il acquitta les dettes et employa dans ces dépenses diverses une somme de plus de sept mille marcs d'argent. Cette magnificence vraiment royale, dont le détail était lu au chapitre, à l'époque de l'anniversaire d'Henri, consola les derniers jours de Pierre-le-Vénérable.

Pour être l'oncle d'Hugues de Montlhéry, Henri fut sans doute très influent dans le choix des moines dans l'élection du successeur de Pierre-le-Vénérable. Après le départ d'Hugues III, la maison de Blois continua de gouverner Cluny. Prosper Lorain dit à ce sujet : «  Le monastère se repose enfin de tant de troubles dans l'élection unanimement faite de Hugues de Blois, neveu de cet Henri, évêque de Winchester et frère du roi d'Angleterre, qui fut le bienfaiteur de Cluny et l'intime ami de Pierre-le-Vénérable dont if vint soulager le fardeau et recueillir le dernier soupir. Hugues de Blois avait déjà gouverné l'abbaye de Saint-Pancrace à Londres : il était fils lui-même d'Etienne, comte de Blois, puis roi d'Angleterre; et, par sa mère, il était allié à la fois à la maison de Bourgogne et a la race royale d'Ecosse. Mais il ne fit que passer sur le trône monastique, et n'eut pas le temps de faire rejaillir sur l'abbaye la haute position que sa naissance lui donnait auprès d'Alexandre III et de toutes les puissances civiles  ».

 

 

 

L'abbatiat d'Hugues III

Nous avons vu qu'Hugues III de Montlhéry, prieur claustral (12), fut élu abbé de Cluny, malgré les intrigues de la famille de son prédécesseur Robert Legros «  Roberti grossi  » bien que le nécrologe mentionne « Anno gracie M°C°LVI, obit Petrus, abbas Cluniacensis, cui succedit Hugo de Frisa ». Contrairement à son prédécesseur, son élection intervint rapidement. Il fut l'un des deux abbés qui occupèrent un office important dans l'abbaye avant son élection à la tête de Cluny.

Jean-Henri Pignot mentionne : «  Hugues de Trasan ou Fraisans, successeur des abbés Robert-le-Gros et Pierre-le-Vénérable, se jeta dans le schisme qui suivit la mort d'Adrien IV. Tandis que l'Église de France reconnaissait pour pontife légitime Alexandre III, à qui le cardinal Octavien disputait la tiare sous le nom de Victor IV, ce faible abbé cédant, dit-on, à de perfides conseils, ferma la porte à ses légats et lui refusa obéissance avec tout son chapitre  » (13). Pour sa part, le docteur Bernard Gaspard écrivait en 1843 «  Le pape Adrien étant mort en 1159, Alexandre III en 1159 fut désigné pour son successeur; mais, par l'influence de l'empereur Frédéric Barberousse, on lui opposa au concile de Pavie un concurrent, autrement un antipape dans la personne de Victor IV. L'abbé de Cluny ayant refusé de reconnaître Alexandre, celui-ci excommunia tous les monastères de l'ordre et dès-lors celui de Gigny, dont Guy de M. pouvait être encore chef. Ce schisme ne cessa qu'en 1161, année du concile de Toulouse, où Alexandre fut reconnu. Hugues de Montlhéry ou de Frazan, abbé de Cluny , abdiqua alors et se retira au .monastère de Vaux-sous-Poligny, dépendant, ainsi que Gigny, des états de Frédéric, où il mourut sous sa protection, en 1164 environ  ».

L'abbé Migne critiqua violemment les abbés de la seconde moitié du XIIe siècle « ... En présence de ce développement soudain et colossal des Frères Prêcheurs et des Ordres mendiants, quelle place restait-il à l'opulence des Clunistes vieillissants? Ce qui vieillit est bien près de sa fin, écrivait l'un d'eux vers la moitié du siècle qui avait vu mourir Pierre le Vénérable. Hugues de Montlhéry méconnaît la légitimité du grand Pape Alexandre III. On put désespérer de l'avenir de Cluny, lorsqu'on vit l'antique abbaye se détacher à demi du siège apostolique dont l'exaltation avait fait sa gloire. De ce moment, en effet, le monastère est livré a une succession d'abbés féodaux, battant monnaie, crénelant des forteresses, entourant Cluny d'une bonne ceinture de murailles, mais plus connus par l'illustration chevaleresque de leurs noms que par des services rendus à l'Eglise, indices trop clairs d'un amoindrissement continu de l'esprit cénobitique. La lèpre du népotisme commençant à se montrer, les abbés de la commende n'étaient pas loin   » (14).

Dans son ouvrage Histoire des évêques de Mâcon publié en 1867, le comte de La Rochette écrivit «  Hugues de Montlhéry, arrière-petit-fils de Guillaume le Conquérant, prêtre pieux et de mœurs pures , refuse de reconnaître Alexandre III comme pape légitime ; le pontife l'excommunie, et l'abbé de Cluny, chassé par les moines effrayés, finit ses jours dans une humble cellule du monastère de Poligny  ».

Dès son avènement, des plaintes ont été adressées à Frédéric , au nom de Cluny par le nouvel abbé Hugues III , qui après s'être excusé pour son incapacité à rendre visite à l'empereur en personne a écrit: «  Nous nous plaignons grandement à votre magnificence que nos moines et vos frères en confrérie, qui, chaque jour prient Dieu pour le salut et la prospérité de Votre Majesté et du royaume qui vous est confié par Dieu et qui célèbrent chaque année l'anniversaire de votre oncle, le roi Conrad, ont été violemment expulsés de l'abbaye de Baume, dont le seigneur pape Eugène donna précédemment à l'église de Cluny comme un prieuré et dont vous avez confirmée avec le sceau de votre autorité. Nous demandons instamment que vous nous restauriez ce prieuré et ses possessions, et le grenier à sel qui été pris par Aymo le maire de Ruvigny au profit de l'église de Baume , dont vous avez aussi investi notre prédécesseur  » . Il faut croire que l'abbé Hugues III s'était donné la tâche de préserver le temporel clunisien.

L'action d'Hugues III de Frazans fut restreinte par son départ qui survient «  à un moment difficile non seulement pour Cluny mais pour la Chrétienté  », résultat du conflit entre le souverain pontife et l'empereur romain germanique. Les lettres qu'il échange avec son ami Pierre de Celle, prieur de Saint-Martin-des-Champs, témoignent de la culture et la spiritualité élevée d'Hugues III. Pendant son abbatiat, les moines continuèrent la construction de l'église abbatiale connue sous le titre de Cluny III. Von Büren a montré que le grand catalogue de la bibliothèque de Cluny, jadis attribué par Delisle à l'abbé Hugues de Frazans avait été réalisé sous le gouvernement d'Hugues de Sémur, un demi-siècle auparavant.

Pendant le schisme , les clercs furent tentés par l'adhésion à l'anti-pape Victor IV; ce qui porta atteinte à la domination clunisienne. De même, les frères clunisiens se révoltèrent contre leurs chefs , par exemple la lettre de Pierre de Celle, abbé de Saint-Rémi-de-Reims et grand ami d'Hugues III, aux moines de Chézy-sur-Marne pour les enjoindre de ne pas tomber dans le schisme, vers 1157-1163. Il dresse notamment le contre-exemple de Cluny dont la communauté est divisée depuis l'élection de Robert le Gros en 1157 et l'adhésion d'Hugues III au schisme victorin : «  In proximo Cluniacensis Ecclesia antiquitate senior, religione ferventior, rerum abudantia plenior, multitudine numerosior, quidfecit ? Scandalum parvulis, piis moestitiam, religionis verecundiam, amicis pudoris jacturam, universae Ecclesiae velamen opprobrii. [...] Maneant igitur in vobis unitas, pax et concordia, ut in ipsum dicatis omnes, et non sint in vobis schismata  ».

Laissons la parole finale à Didier Méhu : «  Pendant deux ans environ (1161-1163), Hugues III parvient à se maintenir à Cluny mais, sa position devenue intenable, il se réfugie en Franche-Comté où, grâce au soutien de Frédéric Barberousse, il conserve son autorité sur les monastères clunisiens d'empire au moins jusqu'en 1177. Cluny connaît de nouveau le schisme et cette fois pendant de longues années avec un abbé "romain" et un anti-abbé "impérial"  »

 

 

Notes

(1). D. Méhu , Paix et communautés autour de l'abbaye de Cluny, Xe-XVe siècle ( Presses universitaires de Lyon, 2001 ).

(2) D. Riche, L'Ordre de Cluny et la mort de Pierre le vénérable à Jean III de Bourdon : le vieux pays clunisien , thèse de doctorat d'Histoire présentée devant l'Université Lumière-Lyon 2, le 28 janvier 1991.

(3) D. Riche, Cluny au miroir de Cluny, regard des clunisiens sur leur histoire , dans Écrire son histoire: les communautés religieuses régulières face à leur passé, textes rassemblés par Nicole Bouter (Université Jean Monet, Saint-Étienne, 2005).

(4) G. Constable, The abbots and anti-abbot of Cluny during the papal schism of 1159 , Revue Bénédictine, t.94, n°3-4, 1984, p. 370-400.

(5) P. Lorain, Essai historique sur l'abbaye de Cluny (Popelain Libr., Dijon, 1839).

(6) P. Lorrain, Les Deux Bourgognes: études provinciales , volumes 4-5 (Dijon, 1837) p. 235.

(7) H. Champly, Histoire de l'abbaye de Cluny (Libr. Legrand, Mâcon, 1866).

(8) E. Garnier, Tableaux généalogiques des souverains de la France et de ses grands feudataires (Libr. A. France, Paris, 1863) .

(9) M.-N. Bouillet, Atlas universel d'histoire et de géographie (Libr. Hachette, Paris, 1865).

(10) La fin de Milon de Bray, vicomte de Troyes, est relatée dans tous les recueils d'histoire ; il mourut en 1118, assassiné par son cousin Hugues de Crécy et fut enterré au prieuré de Longpont.

(11) Lors de la guerre dynastique, Henri de Winchester (v. 1100-1171) quitta l'Angleterre aidé par Suger, le pape et Louis VII en apportant secrètement tous ses trésors sans avoir prévenu Henri II qui fit raser ses châteaux jusqu'aux fondements. Rappelé dans son diocèse par l'archevêque de Cantorbéry qui lui représentait le tort que son absence causait à son troupeau et l'assurait que le roi n'avait gardé aucun ressentiment contre lui, oublia la promesse qu'il avait faite de mourir à Cluny et alla finir ses jours en Angleterre.

(12) À Cluny, le prieur claustral n'a en charge que les affaires internes. Si l'abbé et le grand prieur sont absents, il dirige les officiers claustraux (chambrier, aumônier, infirmier, hôtelier, etc.), sinon il veille à la vie quotidienne des moines, à l'exercice de leurs devoirs religieux et vérifie leur présence aux matines. Les oblats et leur maître relèvent de son contrôle. Comme le grand prieur, il exerce souvent la fonction de définiteur (d'après Denyse Leriche).

(13) J.-H. Pignot , Histoire de l'ordre de Cluny depuis la fondation de l'abbaye jusqu'à la mort de Pierre-le-Vénérable , Tome III (M. Dejussieu Impr.-Libr ., Autun, 1868).

(14) Abbé Migne, Dictionnaire des abbayes et monastères ou Histoire des établissements religieux (Ateliers Catholiques, Paris, 1856).

 

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